Escamotages

« De toute façon, dans une démocratie classique, Christoph Blocher serait chargé de former le gouvernement, alors où est le problème? » Dans la controverse sur la présence du chef de l’UDC au Conseil fédéral, cette affirmation revient souvent. Dépourvue de sens et riche de significations.

Supposition idiote, puisque les Suisses sont précisément dans un système très différent. Comment savoir les réponses qu’ils donneraient à d’autres questions que celles posées et qui les façonnent depuis plus d’un siècle? L’état de l’opinion tient à la nature des institutions comme le dessin de la peau à la forme des muscles. Il serait tout aussi vain de prétendre que MM. Jospin et Raffarin siégeraient ensemble au Conseil fédéral français si nos voisins s’organisaient comme nous. De prémisses fausses ne découlent que des conclusions fallacieuses.

Par contre, cette comparaison absurde délivre d’autres enseignements. Elle montre à quel point le modèle suisse est opaque, puisqu’on le transpose pour tenter de voir ce qu’il pourrait bien vouloir dire. Elle montre aussi la crainte diffuse que cette opacité cache des glissements pervers. Perception exacte. Un triple escamotage institutionnel est en train de s’effectuer au nez et à la barbe des citoyens.

Primo, dès l’ouverture de la campagne, il a été admis que la représentation au Conseil fédéral serait proportionnelle à la force des partis. Sur quoi repose cet axiome? Une modification de la Constitution qui, faut-il le rappeler, ne prévoit rien de tel? Une votation populaire? Un projet de loi du parlement? Non. De simples déclarations des politiques sous pression de l’UDC ont suffi. C’est légitime ont dit les commentateurs. Enfin de la clarté a soupiré l’opinion publique. S’agissant des places, une forme d’élection du Conseil fédéral par le peuple a été entérinée.
Deuxième escamotage le 19 octobre. Piégeant les naïfs, Christoph Blocher surgit en criant c’est moi ou rien. Ultimatum prévisible auquel des actions offensives pouvaient répondre. Mais dans une vacuité programmatique absolue et faute d’oser ouvrir un vrai débat institutionnel, nombre d’élus se résignent à voir une logique démocratique dans ce verrouillage. Et l’occupation automatique des sièges par les pions des partis prend valeur de nouveau mécanisme au service de la concordance.

Dernière pirouette, avec le positionnement de M. Blocher en Premier ministre virtuel. Par son jeu face aux médias étrangers et dans sa revendication d’un département transversal ou stratégique, il suggère que le patron du plus grand parti est légitimé à jouer les patrons du collège.

Où conduit cette comédie en trois actes? Vers un parlement totalement déconsidéré, un débat d’idées manichéen et une démocratie directe triomphante. Le tout guidé par des chefs de clans garants d’une sorte de vaste Landsgemeinde nationale. Dans un pays où l’on a voté sur la confection des uniformes militaires, la captation du sens des institutions s’est opérée sans l’ombre d’une procédure démocratique. Chapeau Christoph!