Le discours du silence

« Laissez-nous le temps de nous préparer » répondit Pierre-Alain Gentil, vice-président du groupe socialiste, à la Radio Suisse Romande qui lui demandait les stratégies de son parti pour le 10 décembre. C’était samedi soir. Dix jours avant une échéance qui peut avoir le poids d’un changement de régime.

Le temps de nous préparer! Quand cela fait si longtemps… Si longtemps que nous voyons se profiler les impasses d’aujourd’hui. Si longtemps qu’il nous manque un gouvernement formé par et pour un programme politique. Si longtemps que nos institutions ont besoin de visions et de réformes globales. Si longtemps que la société suisse n’est plus consensuelle mais en quête d’orientations. Si longtemps que le nationalisme monte et que notre complaisance le légitime. Si longtemps que nous pratiquons la démagogie directe au lieu de proposer au peuple un nouveau contrat, fondant de nouvelles raisons d’être ensemble.

Et de tout ce temps, qu’avons-nous fait? Avec constance et minutie, nous l’avons converti en discours. Au pays des montagnards, au pays des taiseux, au pays où l’éloquence discrédite, nous avons tissé un filet serré d’axiomes et d’aphorismes qui ont camouflé la réalité de nos désarrois.

La Suisse est un modèle. La démocratie directe est supérieure à la démocratie représentative. Plus le peuple vote, mieux il est défendu. La démocratie directe implique la concordance. La concordance souligne la sagesse et la maturité de nos pratiques. Les systèmes d’alternance génèrent le chaos. En Suisse, c’est le peuple qui joue le rôle de l’opposition. Nous avons inventé le fédéralisme. Nous sommes experts en fédéralisme. Le fédéralisme aussi implique la concordance. Nos mécanismes sont sans faille. Ils sont l’aboutissement d’une élaboration longue et soigneuse que les autres démocraties n’ont pas connue. Ce système unique au monde fait notre force. Lui seul garantit nos succès. Les fonctionnements rustiques de l’UE ne sont pas compatibles avec une telle sophistication démocratique. Pourquoi changer ce que le monde entier nous envie?

Nous nous sommes étourdis d’affirmations péremptoires. Acceptées comme certaines sans démonstration. Aujourd’hui, elles ont rang constitutionnel. Elles sont nos institutions. Les vraies. Celles que nous refusons de transgresser. Elles ont instauré un cadre de pensée organisé, délimité, policé, hors duquel toute réflexion est réputée irrecevable.

Le 10 décembre, il faut craindre que se retrouvent au pouvoir sept personnes dont la combinaison n’aura pas de véritable sens politique, ni de réelle chance de résoudre les blocages issus des urnes. Reste à savoir si cette stérilité peut préparer des ruptures fécondes. Au moins par le fait d’être nommée.

Dès le lendemain, à la manière dont sera dite et commentée la liturgie fédérale, nous saurons si un début de lucidité lézarde le discours protecteur. Ou si nous persistons à envelopper notre réalité d’une profusion de formules sentencieuses et de paroles vibrantes. Pour faire silence.