Après les néolibéraux, place aux néonihilistes !

Gorgias, sophiste du 4ème siècle avant J-C, ne s’embarrassait pas de nuances ; pour ce père du nihilisme philosophique, rien n’existe ; et si par hasard quelque chose devait exister, il serait impossible de le saisir et davantage encore de le communiquer. Diverses variations s’inscriront dans ce sillage, notamment une composante morale qui niera l’existence de valeurs et de hiérarchies entre elles. Au plan politique, les nihilistes russes du 19ème siècle n’admettront aucune contrainte de la société sur les individus et pratiqueront le terrorisme pour supprimer plus rapidement les structures existantes. Sans concession, ces apologies du rien ont en commun une critique des systèmes qui vise leur destruction.

Aujourd’hui, un nouveau nihilisme est en train d’émerger, à la fois moins radical et plus hypocrite. Sans croire que les systèmes en place sont totalement nuisibles, il part du principe que tous peuvent être réduits à rien par une provocation publique adéquate, qui procure au passage un gain de notoriété à son auteur.

Pour opérer, le « néonihiliste » procède en deux phases. Dans un premier temps, il empoigne les analyses du réel communément admises, qui sont toujours complexes, nuancées, imparfaites, inachevées, souvent ardues, longues, ennuyeuses, et les fourre dans un grand sac, qu’il nomme avec dédain « le politiquement correct » ou « le langage des élites ». Après avoir disqualifié l’approche rationnelle du monde par ces deux étiquettes interchangeables, il peut, dans un deuxième temps, l’attaquer par des formules simplistes. Plus il tape sur le sac qu’il a lui-même cousu, plus il se pose en défenseur d’un peuple opprimé par des élites arrogantes et méprisé par une gauche bien-pensante.

Rustique, l’offensive est pourtant redoutable. L’assaillant donne l’illusion d’une pensée novatrice alors qu’il se dispense de penser la complexité ; sa brutalité est prise pour du courage ; ses éclats ravissent certains médias ; ses adversaires sont réduits à néant, puisque le sérieux de leurs arguments prouve qu’ils appartiennent à l’establishment et snobent celui par qui la vérité, pure et dure, vient enfin d’éclater. Dès lors, occuper les plateaux de télévision en se plaignant de ne pas y être, agresser en se disant victime, prêter aux contradicteurs les propos qu’ils ne tiennent pas, ces escroqueries fonctionnent à merveille. Tout est permis à qui n’a aucune exigence de résultat sauf sa propre gloire. Réduire le monde à rien pour devenir quelqu’un offre un rendement maximum pour un effort minimum.

En France, une cohorte de bateleurs fait grimper l’audimat, à la manière d’Eric Zemmour ou de Robert Ménard. Au nom de la liberté d’expression, ils arborent volontiers une touche de racisme, comme une fleur à la boutonnière. Pour montrer leur côté peuple, ils flirtent avec les idées de Marine Le Pen, en semant leurs discours de mots crus. Opportunistes, ils instrumentalisent les colères et les peurs levées par les turbulences du monde et ses injustices.

En Suisse, une méfiance endémique à l’égard des idées offre un terreau fertile aux narcisses du rien fracassant. Qu’ils soient membres des droites dures ou leurs relais, qu’ils soient trash ou partisans d’un registre plus soft, ils se posent en résistants, alors qu’ils sont issus du camp majoritaire, et en justiciers, bien qu’ils ne s’intéressent guère aux problèmes sociaux. En réalité, d’Oscar Freysinger à Eric Stauffer, en passant par Yves Nidegger et autres Ueli Windisch, ils ont d’abord le souci d’eux-mêmes. Quelle serait la notoriété d’Oscar Freysinger ou d’Eric Stauffer sans leurs outrances ? Croient-ils aux formules qu’ils jettent aux médias ? Et ceux, toujours plus nombreux, qui valident les discriminations n’aiment-ils pas surtout les projecteurs ? Immanquablement, le camp des destructeurs va grandir, tant la mise au pilori de la complexité politique est aujourd’hui facile. Viser l’Europe notre meilleure ennemie, les immigrés foncièrement profiteurs, les musulmans toujours dangereux, les experts parasites arrogants, les journalistes tous gauchistes, la gauche par essence munichoise, ces tirs ne font même pas semblants de connaître leurs cibles. Peu importe le ridicule de certaines attaques, la méthode ne cherche pas à produire du sens, mais à ruiner celui que donnent aux démocraties leurs efforts pour s’organiser.

Cette attitude n’est pas nouvelle. Les néolibéraux l’ont utilisée. « La société n’existe pas. Il y a seulement des hommes, des femmes et des familles », affirmait Margaret Thatcher en 1987. Pendant vingt ans, le marché a représenté la solution aux problèmes de la condition humaine. Au diable, les lois, les régulations, l’idée de fraternité pour affronter le destin. Hélas, la crise financière a détruit ces certitudes. Les banques ont trébuché ; les marchés ont appelé au secours ; les Etats ont été contraints d’intervenir massivement et les élus ont dû recourir aux principes qu’ils avaient joyeusement balayés.

Désormais, qui oserait assimiler la prospérité à une simple compétition sans régulation ? Résultat, la célébration de l’enrichissement égoïste n’est plus à la mode ; il convient de fournir un autre emballage aux fausses libertés qui permettent de séduire l’opinion ; impossible de faire briller ors et paillettes aux yeux de ceux qui payeront la spéculation financière. C’est là qu’intervient le néonihilisme, produit dégradé du néolibéralisme. Simple, drôle, efficace, l’attaque du soi-disant politiquement correct permet en réalité d’évacuer la politique. Le luxe ostentatoire n’est plus tendance ? Place donc au vide retentissant. Le rien fait office de progrès ; le bruit passe pour du neuf. Après l’ère Bling-bling, voici venir celle du Cling-cling ! L’Occident, la nation, le peuple, le prolétariat, la misère, la chrétienté, Voltaire, tout est convoqué pêle-mêle, détourné, perverti, avec un seul message : être libre, c’est cogner.

Hypothèse contrariante, le Cling-cling risque de dépasser la promotion de quelques carrières et de mettre en danger le tissu social. Les provocations de salons débouchent parfois sur des mobilisations plus inquiétantes ; aux brandons médiatiques peut succéder l’incendie. Calculateurs, les néonihilistes espèrent sans doute que les foyers qu’ils allument ne s’étendront pas. Jouer aux boute feux, certes, puisque les bénéfices de l’opération sont si agréables, mais subir les inconvénients de sociétés dévastées, non. En fait, ils comptent sur ceux qui défendent la raison, l’équité, la tolérance, la solidarité, pour préserver les équilibres fragiles qui permettent de vivre ensemble et d’avancer cahin-caha. Autrement dit, les néonihilistes laissent à ceux qu’ils vilipendent le soin d’assurer leur confort. Alors que les peuples auraient tant besoin d’un peu de mesure et d’un brin de civilisation pour affronter des défis enchevêtrés, ils rient des approches empathiques et des analyses incertaines. Laisserons-nous les cyniques seuls en piste ? Les contredire est inutile : on ne peut que les démasquer. Mais la meilleure réponse consiste à se tourner vers les citoyens pour définir ensemble les projets servant l’intérêt général, tout en revendiquant sans crainte ni cautèle notre inaltérable attachement aux visions humanistes.