Archives pour le mois de juillet 2019

Lettre aux futurs sans papiers de Suisse romande

Chers concitoyens,
Le temps est venu de nous demander ce que nous voulons. Nous sommes à la fois suisses et francophones, intégrés et périphériques. Une langue rassemble notre minorité, tout en nous séparant de la majorité alémanique. Cette frontière ne court pas sur le terrain de la communication, mais dans le terreau profond de la culture. La langue n’est pas un véhicule neutre de la pensée, mais la pulpe de l’esprit. Nos mots, nos phrases, nos explications du monde, nos approches des problèmes, nos mécanismes intellectuels ou nos affects nous inscrivent dans une grammaire et une histoire qui nous adossent à la France, sans affaiblir notre volonté d’être Suisses.
Ainsi, notre relation au pouvoir, nos conceptions de l’Etat ou de la démocratie, notre vision de l’extérieur, mais aussi nos perceptions du travail ou de la famille diffèrent de celles de nos compatriotes. Deux siècles de votations documentent ces spécificités culturelles, qui tantôt apparaissent de manière vive, tantôt se fondent dans d’autres clivages. De même, ces nuances colorent au quotidien la vie de nos partis et de nos associations. Chacun sait qu’au sein d’un groupe, si uni soit-il, Romands et Alémaniques ont régulièrement des approches différentes. Autrement dit, jamais nous ne serons des Alémaniques parlant le français, ni davantage des Français vivant en Suisse.
Notre culture doit-elle s’exprimer ? Voulons-nous que nos spécificités influencent la vie de la Confédération ? La dimension francophone a-t-elle un rôle à jouer, voire un devoir à remplir, dans un pays qui se revendique multiculturel ? Ces questions nous sont posées depuis la création de la Suisse moderne. En général, notre manière de les traiter est de ne pas y répondre. Nous préférons nous faufiler dans le système helvétique, plutôt que d’oser une parole dont l’affirmation risquerait de nous faire mesurer ses limites. De temps à autre, l’histoire nous oblige à sortir de notre réserve. Soudain, une injustice nous unit dans une protestation de minoritaires oubliés. Parfois, le destin de la Suisse révèle notre différence.
Aujourd’hui, que cela nous plaise ou non, la capacité de notre culture à s’exprimer est interrogée. La mise en vente du journal Le Temps dit combien l’expression d’une pensée francophone suisse est précaire. Il est parfaitement imaginable que la Suisse romande se réveille un jour avec un ou deux maigres journaux limités aux nouvelles locales et à quelques brefs communiqués surmontés d’une illustration. La disparition d’analyses de fond sur notre région, la perte d’une vision originale de l’actualité internationale, la fin de vrais débats d’idées, voilà les risques que nous courons. Nous devons réaliser que le Temps affronte un tournant existentiel, alors que L’Hebdo se bat avec des effectifs minimums et que les quotidiens cantonaux s’affaiblissent. Quant à l’édition de livres, elle ne survivrait pas sans aide
Certes, la RTS subsistera, quel que soit le destin de la presse. Mais la Radio et la Télévision ont des exigences techniques qui ne permettent pas les approfondissements de l’écrit. De plus, les médias de service public ont par nature des devoirs de proportionnalité et de neutralité qui limitent leur audace. Enfin, il ne peut exister de RTS vivante qu’aiguillonnée, défiée, entraînée par des journaux, des livres, des forums divers, crédibles et de qualité.
Acceptons-nous de devenir aphones, au moment précis où la Suisse doit réinventer son récit collectif ? Endormie dans un isolement superbe, la Confédération est réveillée par les mutations qu’elle voulait ignorer. De toutes parts, il lui est demandé de dire quel est son projet : rejoindre les régulations communes ou faire cavalier seul. Face à ce dilemme, voulons-nous faire entendre notre voix ? Comment participer aux débats, si personne ne nous demande notre avis ? Simultanément, les francophones ont besoin d’être informés sur la vie de leur région. Or la Suisse romande ne sera jamais un sujet ni pour Paris, ni pour Zurich. Qui parlera d’elle si elle perd peu à peu ses propres médias ? Qui restituera son existence à ses habitants ? Quelle est le devenir d’une culture sans écrits de qualité ?
Les difficultés du Temps nous apprennent que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Au total, la Suisse romande compte moins d’habitants que l’aire urbaine de Lyon, sur un territoire qui ne représente pas le tiers de la région Rhône-Alpes. Pour des produits de communication, ce confetti constitue un petit marché qui ne séduit guère des investisseurs européens. Par ailleurs, un éditeur alémanique ne peut espérer faire des économies en imposant des synergies entre un titre zurichois ou bernois et son équivalent romand. Des approches journalistiques distinctes, ainsi que les attentes différentes du lectorat finiront toujours par faire échouer de telles stratégies. Pire, elles risquent de générer des coûts supplémentaires, en mobilisant des personnes au service d’une coordination au final inopérante. En matière culturelle, la liberté d’action est moins onéreuse que la planification artificielle.
Par conséquent, l’urgence est au rassemblement. Les Romands ont désormais la responsabilité d’imaginer une structure ayant pour objectif de ne pas laisser Le Temps mourir à petit feu, ni tomber dans des mains qui le réduiraient à une vague feuille financière, entrepreneuriale ou conservatrice. Elus, décideurs, investisseurs, intellectuels, citoyens, lecteurs pourraient constituer une plate-forme suffisamment forte pour lever les fonds utiles au projet. Toutefois, Fondation ou Coopérative, cette plate-forme n’a de chance de réussir qu’à deux conditions. D’une part, elle ne peut exister qu’avec une assise pluraliste, intégrant les forces vives de la région. D’autre part, elle n’a de sens que si elle mise sur une réflexion francophone de qualité, assumant son originalité dans le discours helvétique.
Chers concitoyens, la crise du Temps est aussi une opportunité. Voulons-nous la saisir ? Ou bien sommes-nous déjà résignés aux chuchotement fébriles et aux démarches obscures de ceux qui ne peuvent prendre directement la parole, parce qu’ils sont sans papiers ?