Les fables politiques bousculées par l’histoire

C’est fait, au vu des sondages, Emmanuel Macron n’est plus populaire. Acharnées, les polémiques ont fini par établir que le président n’était plus en phase avec les Français. Critiquant chaque attitude, détournant la moindre parole, les attaques ont obtenu la dégringolade annoncée. Nombre de journalistes s’en sont donné à cœur joie, mais les experts n’ont pas chômé, sans oublier bien sûr les acteurs politiques, notamment ceux dont la maîtrise des médias l’emporte sur celle des dossiers. Loin des questions de fond, ces commentateurs ont semblé n’avoir qu’un objectif, prouver que l’élu actuel ne vaut pas mieux que les précédents.
En fait, ce labourage du terrain pour retourner l’opinion contre le président représente autant un réflexe culturel qu’une intention politique. Mieux, il remplit une mission, celle de pérenniser la représentation du jeu politique imprégnant l’inconscient collectif. Autrement dit, sous le bouillonnement des événements et des discours, chaque société entretient une fable secrète qui la caractérise et l’apaise, en suggérant que rien ne change vraiment. Sans même s’en rendre compte, les détenteurs de la parole publique la répètent. Au fil du temps, ils maintiennent les diverses composantes de la société dans la même grammaire. A leur insu, ils effectuent un gigantesque travail de normalisation. Même quand ils se croient iconoclastes, leurs propos valident de manière sous-jacente une représentation mythifiée du jeu national. Même quand ils se pensent en surplomb de la scène politique, ils sont dans la fable dont leurs mots tissent la trame.
En Suisse, le rideau se lève sur un brave petit village. Rassemblés sur la place, les montagnards au cœur pur votent à mains levées. Ce sont donc eux qui détiennent le pouvoir. Bienveillant, le Conseil fédéral assiste au spectacle, en intervenant le moins possible. Pour que la démocratie directe garde le primat, il reste à l’arrière-plan. Et quand il agit, c’est discrètement, en se protégeant par une communication chantournée dont nul ne peut vraiment se réjouir ni s’offusquer. Naturellement, au village, les batailles rustiques ne mettent guère en évidence les grands enjeux politiques.
C’est là qu’interviennent les commentateurs. Dans la pièce suisse, ils tiennent le rôle de l’instituteur. Leur surplomb, c’est le pupitre. Chiffres en mains, schémas à l’appui, ils expliquent vaillamment une politique fédérale aussi obscure que morcelée. Pédagogues, ils démontent les rouages de la mécanique. Sur l’estrade, ils font la leçon, distribuant bons et mauvais points, notamment au parlement et aux partis que la fable rousseauiste ignore. Mais attention, la reconnaissance de leur expertise implique qu’ils respectent deux lois. Ménager le Conseil fédéral, quelle que soit son insignifiance. Et ne jamais remettre en cause la démocratie directe, même quand elle tourne à la farce ou se transforme en roulette russe menaçant la Suisse.
Efficace, cette représentation établit la vertu du modèle suisse. En célébrant le vote direct, elle peint une démocratie plus vraie que les autres. Au-delà du romantisme alpin, elle sert l’idée d’un pays moralement supérieur, qui n’a de leçons à recevoir de personne et dont les décisions s’imposent aux autres. Même quand la Suisse s’accommode des injustices ou des pires idéologies, même quand elle se comporte en prédatrice fiscale ou en receleuse de trafics nuisibles, elle reste démocratiquement meilleure que le reste du monde.
Tout autre est le récit français. Dans un romantisme révolutionnaire, il met en scène un peuple à la conquête de ses droits face à un roi accroché à ses privilèges. Que le président soit de droite ou de gauche, que son action soit faible, forte, nuisible, pertinente, rapide ou lente n’a guère d’importance. Parce qu’il s’avère incapable d’instaurer ce bonheur national que son élection l’obligeait à produire, il doit être remplacé.
Dans cette pièce, les narrateurs sont sur les barricades. C’est le surplomb d’où ils attisent le désamour du président qui rouvrira la conquête du pouvoir au profit d’un peuple qu’eux seuls comprennent. Pour ce faire, il convient d’établir l’élu en roi, en se focalisant sur lui de manière obsessionnelle, tout lui reprochant simultanément une attitude monarchique. De plus, ce roi doit être rendu impuissant. Dès son couronnement électoral, la guillotine médiatique qui tranchera sa popularité est donc également dressée. Ainsi se répète l’image d’un peuple toujours trahi, mais dont l’ardeur stimulée par des intellectuels brillants liquidera une présidence médiocre pour relever la France. Demain, d’autres élus la revitaliseront. Demain, elle redeviendra la République généreuse dont la pensée et l’action éclairent le monde.
Aujourd’hui, ces fables sont bousculées par l’histoire. L’Europe est attaquée de l’intérieur et de l’extérieur par le retour de régimes autoritaires. La démocratie est chamboulée par la révolution numérique. L’humanité risque sa survie si elle ne parvient pas à maîtriser le défi climatique. Face à ces séismes, les scènes nationales paraissent étroites et les représentations qui s’y donnent bien pauvres. Inquiets, les citoyens ont autant besoin de résultats que de clichés. Bientôt, ils pourraient avoir envie d’un président Macron soutenu par les commentateurs dans une recherche collective de solutions à des problèmes complexes. Un jour, ils pourraient exiger un Conseil fédéral visionnaire et courageux, ainsi qu’un débat sans tabou sur la démocratie directe. Comme les cultures, les fables qui nourrissent le théâtre politique sont vivantes, faites pour évoluer. L’histoire se venge des récitants qui la traitent comme une vieille rengaine dont ils savent tout. Elle les abandonne à leurs certitudes, qui finissent par devenir des postures insignifiantes.