L’Hebdo

Place à la négociation autonome

L’annonce de la prochaine nomination d’un « négociateur en chef européen » est à la fois dérisoire et inquiétante.

Dérisoire, puisque ce diplomate devra faire semblant de poser aux Européens une question dont la réponse est connue. Depuis de longs mois, Mme Ashton, Mme Mogherini, M. Juncker, le Parlement, les 28 ont indiqué à maintes reprises que la libre circulation des personnes n’était pas négociable. Ni des contingents, ni la préférence nationale, ni une clause de sauvegarde ne sont compatibles avec un principe qui est le socle des accords bilatéraux conclus avec l’UE.

Si d’ailleurs M. Gattiker avait obtenu la moindre ouverture sur la question migratoire, il n’aurait pas été mis sur la touche. L’enthousiasme du Conseiller fédéral Burkhalter indiquant une multiplication des efforts à partir des discussions effectuées s’apparente donc à la joie du salarié apprenant que sa rétribution est triplée, alors que sa fiche de paye est égale à zéro.

Inquiétante, parce que cette gesticulation fédérale n’a d’autre finalité qu’interne. D’une part, le terme de négociateur permet de relancer la fiction d’une vraie négociation, alors qu’il n’existe aucun mandat européen pour en ouvrir une. D’autre part, l’apparence de changement offre au Conseil fédéral une nouvelle tranche de silence, quand il faudrait impérativement dire la vérité pour espérer sortir de l’impasse.

Persévérant dans l’erreur, le Conseil fédéral entretient l’illusion qu’il sera possible d’introduire des contingents, tout en maintenant une voie bilatérale qui les exclue et doit en outre être repensée pour avoir une chance de survivre. Plus le temps passe, plus la sortie de ce déni de réalité sera cruelle.

Mais aujourd’hui, la Suisse croit utile de se leurrer pour ne pas trop souffrir. Elle préfère le mensonge collectif à la moindre réflexion sur son destin. Elle se bouche les oreilles pour ne pas entendre les avertissements venant de l’extérieur. Ainsi, après la « reprise autonome » du droit européen, elle a inventé la « négociation autonome ». Evacuant les questions de fond avancées par ses partenaires, elle se parle d’elle-même à elle-même, dans une sorte de jouissance narcissique et idiote, qui est en train de devenir une prison fermée à doubles tours.

L’initiative populaire ou l’irresponsabilité collective

En Suisse, l’opinion dominante affirme que le droit d’initiative populaire, joyaux de la démocratie directe, favorise la responsabilité des citoyens. Un examen sérieux de son fonctionnement infirme ce postulat.
Au départ, le comité d’initiative ne fait que lancer une idée ; nul n’est obligé de la cautionner et son destin dépend du peuple suisse. Dans le même esprit, celui qui appose sa signature au bas de la disposition proposée ne se sent responsable de rien ; il ne fait qu’accepter d’ouvrir le débat, sans être l’instigateur de la démarche, qui sera tranchée dans les urnes. Le jour de la votation, le citoyen raisonne de même ; on lui demande son avis, il le donne ; mais il n’est pas l’auteur de la proposition ; quant aux conséquences du résultat, elles sont du ressort du Parlement ; d’ailleurs, personne n’est en mesure de les décrire ; de surcroît, il n’a qu’une voix parmi des millions, ce n’est pas son vote personnel qui forgera la décision.
Avec des raisonnements similaires, le Conseil fédéral, les partis, les élus jouent leur partition, sans être ni le compositeur, ni le chef d’orchestre. Chacun produit sa petite musique, nul ne se sent en charge du pays.
Certes, une fois que le peuple a parlé, sa responsabilité est engagée. Mais il n’est qu’une entité anonyme, à la quelle rien ne peut être reproché et qui ne devra pas gérer les conséquences de ses choix.
Au plan institutionnel, le peuple a toujours raison et ses décisions ne peuvent être renversées que par lui-même ; cette convention est un axiome de base de la démocratie. Au plan politique, le peuple est aussi faillible que chaque être humain ; il peut se montrer juste, avisé, raisonnable, mais aussi sot, égoïste, haineux. Pourtant, il n’est jamais fautif, parce qu’il n’est pas une entité sociologique cohérente ; insaisissable, il n’est qu’un terme pour désigner la somme d’une incroyable diversité, où chaque individu compte autant qu’un autre.
Enfin, les médias ne sont pas responsables des errances de la démocratie directe, qu’ils ont le devoir de couvrir. Même quand ils mettent de l’huile sur le feu, ils ne font qu’amplifier les débats que certains acteurs veulent bien agiter.
L’acceptation de l’initiative contre l’immigration donne une illustration magistrale de ces phénomènes. Aujourd’hui, le désarroi est total face à des conséquences pourtant annoncées et parfaitement logiques. La Suisse a choisi d’attaquer la libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux qu’elle avait elle-même demandés. C’était son droit, mais elle ne pouvait espérer que cette rupture du contrat européen reste sans effet.
Or, au lieu de s’interroger sur elle-même, avec lucidité, au lieu de se demander comment elle en est arrivée là et comment sortir de l’impasse, la Suisse incrimine les autres, tandis que le Conseil fédéral se cache comme lièvre dans son terrier. Nouvelle charge de Bruxelles, les Européens durcissent le ton, la Commission intransigeante, les Vingt-huit sans pitié ! Tels sont les cris de l’opinion. Finira-t-on par dire que c’est l’Union européenne qui a voté contre la Suisse le 9 février 2014 ?
La démocratie directe est un système fascinant, qui donne la responsabilité aux citoyens, aime à dire en substance, Simonetta Sommaruga, Présidente de la Confédération. Vraiment ? Loin de la liturgie officielle, l’observation du réel montre au contraire que l’initiative populaire encourage souvent l’irresponsabilité collective.

Quel bonheur de souffrir entre Suisses !

L’an dernier, la campagne de votation sur l’initiative UDC contre l’immigration de masse nous avait peint une Suisse en grande souffrance.
A entendre les uns et les autres, le pays était au bord de l’explosion sociale, tant les conditions de vie des habitants devenaient précaires. Même la gauche était tombée dans le piège tendu par les nationalistes en validant leurs diagnostics. Certes, elle s’opposait vivement aux contingents, mais elle voyait dans les élucubrations contre les travailleurs étrangers de mauvaises réponses à de vrais problèmes.
Or, stupéfaction, la première réaction à la victoire de l’UDC fut de proposer l’augmentation joyeuse des présumées souffrances helvétiques. Pour se passer des immigrés, on allait mobiliser les femmes et les retraités. Un sursaut collectif permettrait de mettre au travail les forces vives de la nation, rendant inutile l’apport des étrangers.
Aujourd’hui, nouvelle stupéfaction, le choc du franc fort suscite un réflexe similaire. Après une première vague de protestations, un consensus semble se dessiner pour travailler plus en gagnant moins.
Or, nul ne parvient à montrer ce que la Suisse gagnera en se privant de la libre circulation des personnes. De même, nul n’est en mesure d’expliquer l’intérêt d’une souveraineté monétaire fictive, puisque le franc est dépendant de l’euro, qu’il flotte ou s’arrime à ses flancs.
Dès lors, soit les Suisses ont le sentiment de ne pas travailler assez pour un salaire immérité. Soit ils aiment souffrir. Et si la deuxième hypothèse est la bonne, quel est le bénéfice secondaire de ce masochisme ?
En fait, le gain de cette péjoration économique et sociale volontaire est considérable, puisqu’il permet de nier l’extérieur. Penser comme si l’Europe n’existait pas ; faire campagne sans jamais parler d’elle ; réduire les choix politiques à des facteurs nationaux ; affirmer que les problèmes des citoyens peuvent être traités dans un petit périmètre rassurant ; autant d’artifices, mais quelles satisfactions!
Mentalement, la Suisse rejoint peu à peu l’Albanie d’Enver Hoxa. Exister, c’est se couper du monde, puis souffrir pour mériter le bonheur de la solitude. Jusqu’à quel degré d’absurdité et d’inconfort la Suisse poursuivra-t-elle l’expérience ?

Dénis suisses, vérités européennes

Deux siècles après le Congrès de Vienne, la Suisse traverse une crise qui la voit à nouveau fortement dépendante de l’Europe. En 1815, déchirée, au bord de la guerre civile, elle remet son destin entre les mains des « puissances européennes ». Aujourd’hui, elle aimerait bien que l’Union européenne lui donne la solution miracle, qui lui permettrait de transcender ses divisions.
Hélas, les temps ont changé. La balle reste désespérément dans le camp d’une Confédération incapable de dire ce qu’elle veut, après son acceptation de normes constitutionnelles attaquant la libre circulation des personnes. Toutefois, les entretiens que les dirigeants Européens accordent aux Suisses agissent comme autant de révélateurs. Si chaleureux qu’ils soient, ils dispensent un certain nombre de vérités, qui éclairent les dénis dans lesquels le pays s’est enfermé. En particulier:
1) Conformément aux mises en garde qui avaient été effectuées avant la votation du 9 février 2014, l’introduction de contingents ou de la préférence nationale ne sont pas compatibles avec le principe de la libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux conclu avec l’Europe.
2) Cette incompatibilité ne tient pas à des facteurs politiques ou diplomatiques variables, mais à la nature même de l’Union, qui est définie par un certain nombre de libertés créant un espace commun.
3) Connaissant ces faits, le Conseil fédéral a commis une faute grave, en ne s’engageant que mollement dans la campagne. Certains se sont battus, d’autres se sont abrités. Si l’exécutif avait bataillé avec ardeur, les dix mille oui de trop auraient aisément basculé dans le camp du non.
4) Bien qu’il ait perdu une votation stratégique, le Conseil fédéral n’a tiré aucune leçon de son échec. Douze mois ont été perdus en laissant croire aux citoyens qu’il serait possible d’appliquer l’article contre l’immigration, tout en renforçant la voie bilatérale.
5) Aujourd’hui, seuls les Suisses de mauvaise foi parlent de « négociations » avec l’UE, alors que le Président de la Commission vient de les exclure au profit d’un simple dialogue et qu’aucun mandat n’est en chantier côté européen.
6) Par conséquent, les contingents à géométrie variable et autres clauses de sauvegarde sont des bricolages sans avenir. Il n’y aura pas d’astuce permettant de bénéficier des accords bilatéraux sans accorder la libre circulation aux Européens.
7) De même, la tournée des vingt-huit capitales pour exposer les souffrances de la Suisse et tenter d’attiser les vieilles complicités anti Bruxelles n’a guère de sens, puisque la Commission a établi un dialogue direct.
8) Lucide, La Conseillère fédérale Eveline Widmer Schlumpf a tiré les conclusions qui s’imposent. En substance, elle a indiqué qu’un nouveau vote lui paraissait nécessaire pour sortir de l’impasse. Le 10 mai 2014 déjà, Les Etats généraux européens de Berne l’avaient affirmé avec force : seul un nouveau vote, clarifiant la décision du 9 février et protégeant la libre circulation des personnes avec l’UE, permettra à la Suisse d’éviter l’Alleingang.
9) L’attentisme ne conduira à rien. Plus le temps passe, plus l’incertitude augmente, plus l’économie se dégrade… et plus le Conseil fédéral perd pied. Sans tarder, la Suisse doit dire ce qu’elle préfère : renoncer aux accords bilatéraux ou renoncer aux dispositions qui les attaquent.
10) De manière plus fondamentale, la Suisse est à la croisée des chemins. Elle doit choisir entre l’isolement et une relation toujours plus étroite avec l’Union. L’illusion de pouvoir prospérer dans le marché européen et hors de ses règles est terminée.

Désappartenir

Ils n’ont pas ciblé le Front National, qui stigmatisent les Musulmans depuis tant d’années. Ils n’ont pas visé le Schweizerische Volkspartei, qui a su faire interdire les minarets en Suisse. Ils n’ont pas attaqué un Ministre, rouage de l’Etat. Ni même une banque, actrice du capitalisme mondialisé.
Ils ont tué des saltimbanques, en ajoutant au massacre quelques juifs et policiers pour faire bonne mesure. Ils n’ont pas tiré sur le camp d’en face, sur les durs, les intransigeants, les islamophobes, mais sur les doux rebelles qui osaient prétendre en riant n’appartenir à aucun camp. L’idéologie ne peut tolérer l’insolence, quand elle affirme qu’aucun mot n’est digne de porter majuscule. La dictature n’accepte pas la dérision, qui dévoile les manipulations de son catéchisme.
Stupéfiante volte-face, le peuple, qui n’aime guère l’anarchie, s’est levé en masse pour défendre le droit à la provocation sans tabou. Sursaut  historique, des foules immenses se sont formées pour pleurer l’assassinat d’une poignée d’artistes libertaires issus de Mai 68, cette révolution culturelle que les notables et les bourgeois ont tant méprisée.
Spontané, un nuage de fraternité grave et légère a enveloppé l’Europe, étendant ses volutes dans le monde entier. Aujourd’hui, le défi est de garder sur la peau ses parfums de tolérance et de liberté. Demain, le risque est qu’il se transforme en cumulus sombre, où les convictions citoyennes se cristallisent en certitudes nationales.
Par leurs créations, y compris dans leur choix d’une vulgarité souvent pesante, les victimes de la tuerie ont toujours tourné le dos aux clans, aux factions, aux partis, aux communautés, aux républiques en tout genre. Leur mort nous rappelle que si la culture permet l’appartenance rassurante au groupe, la véritable civilisation garantit aux humains la liberté décapante de désappartenir.