La Constituante doit oser

Pour la troisième fois de la séance, Aloys Fauquez attaqua vivement le Conseil d’Etat. Aussi rond d’apparence qu’acéré dans ses propos, il décrivit une fois de plus les conditions de vie difficiles des ouvriers dont il défendait quotidiennement les intérêts. Lui qui n’avait jamais craint d’affronter seul le gouvernement n’allait pas faiblir, maintenant que les dernières élections l’avaient mis à la tête d’une douzaine de députés socialistes. Comme d’habitude, les critiques du tribun d’extrême gauche provoquèrent de violentes réactions. Invectives et protestations fusèrent de toute part. Insensible aux ors tièdes de cette fin d’automne 1899, le Grand Conseil devint à nouveau le champ de bataille d’une législature particulièrement agitée.

Prudemment, le Conseil d’Etat, composé de six radicaux et d’un libéral, laissa passer l’orage. Le nombre et la discipline de ses troupes ne l’obligeait nullement à s’exposer sans raison. En outre, sa récente coalition tenait davantage de l’arrangement pragmatique que de l’inclination réciproque. Après des décennies d’affrontements, l’arrivée des socialistes avait contraints radicaux et libéraux à trouver un modus vivendi qu’il n’était pas temps de mettre en danger par des positions tranchées. De plus, Fauquez, était un dissident d’une aile gauche radicale où il gardait de nombreux appuis, sans compter sa popularité dans les villes vaudoises. Enfin, et même s’ils n’en percevaient pas la dimension politique, les sept membres de l’exécutif ne pouvaient nier l’émergence d’une nouvelle réalité. En dix ans, le nombre des ouvriers travaillant en fabrique avait triplé. Les ateliers artisanaux faisaient place aux industries. Partout, surgissait une nouvelle classe sociale, celle des salariés dépendant toute leur vie de leurs patrons sans espoir de quitter un jour leur condition. Logiquement, une mutation économique transformait le parlement. La voix infatigable et acide d’Aloys Fauquez n’était que l’écho politique du halètement sans fin des nouvelles machines à vapeur.

Un siècle plus tard, en 1999, le cliquetis feutré des ordinateurs dicte une nouvelle mutation : celle d’une société post-industrielle inscrite dans la mondialisation. L’avenir est aux services, à la communication, à la recherche, à la formation, aux technologies de pointe. Après avoir incarné par excellence le pays rural, puis traversé une phase industrielle, Vaud semble promis à des activités qui ont toutes en commun le dépassement de ses frontières. Désormais, le canton paraît exister moins dans son intériorité que dans ses interactions avec les cantons voisins, la Suisse, l’Europe, le monde. Cette évolution produit de nouveaux bouleversements. Chômage, précarité, refontes structurelles, chute des repères, disparition des traditions, inquiétudes identitaires et sentiment d’insécurité ont remplacé croissance et stabilité.

Or, loin du bouillonnement marquant le début du siècle, le pouvoir politique d’aujourd’hui assiste sans grande réaction à la transformation de la société dont il émane. Affaibli, il s’apprête à changer de millénaire sans perspective, et dans l’indifférence d’une population qui feint d’ignorer jusqu’à son existence. Le Grand Conseil n’est plus le reflet des idées qui agitent l’opinion, ni le creuset où se forgent les visions politiques. Même en matière de gestion, il ne parvient pas toujours à faire face. Quant à l’exécutif, son action est si ténue qu’elle confine à la transparence. De multiples tentatives de réformes mal coordonnées et mal soutenues font parfois penser aux dernières gesticulations d’une armée en déroute. Au plan national, Vaud n’a plus  » son  » Conseiller fédéral. Mais c’est bien davantage sa crédibilité qu’a perdue un canton dont la grandeur n’est plus que géographique. Plus grave encore est le désintérêt du peuple. L’abstention règne en maître. Les partis sont exsangues. Les campagnes électorales ne rassemblent plus qu’une poignée de fidèles issus du microcosme politico-médiatique.

Quels chemins ont conduit la politique vaudoise à son déclin ? Quelles pistes pourrait emprunter son renouveau ? Impossible d’examiner ici un siècle d’événements. Par contre, un coup d’oeil général permet d’entrevoir quelques grandes étapes.

Jusqu’en 1917, un double phénomène caractérise la vie publique vaudoise. D’une part, les radicaux tiennent quasiment sans partage le gouvernement, puisqu’un seul des sept sièges est réservé aux libéraux. D’autre part, plusieurs vagues de poussées socialistes manifestent la dureté de temps où le peuple est souvent réduit à la misère. Combatifs, pragmatiques, s’appuyant progressivement sur les syndicats, les socialistes dénoncent déjà  » soixante ans de régime radical « . C’est la lutte contre  » les voraces « , radicaux, et  » les coriaces « , libéraux, comme les désignent les chefs de la gauche dans leur journal  » Le Grutléen « . C’est au plan suisse la montée des revendications sociales qui aboutiront à la grève générale de 1918. Période de batailles violentes entre une minorité hyperactive et une bourgeoisie qui tarde à prendre en compte les réalités sociales.

Deuxième étape de 1917 à 1945, et première évolution avec le succès d’une initiative qui instaure l’élection du Conseil d’Etat et des Conseillers aux Etats par le peuple. Cette réforme permettra l’arrivée d’un deuxième libéral au gouvernement, qui va donc fonctionner vingt-huit ans en cinq plus deux. En 1919, nouvelle amélioration de la répartition du pouvoir avec l’introduction de la proportionnelle pour la désignation du Conseil national. Ce mode de scrutin profitera l’année suivante au Parti socialiste et au Parti agrarien, nouvellement créé, qui obtiendront des places dans la députation vaudoise à Berne. Mais bientôt, la politique vaudoise s’efface derrière celle de la Suisse, elle-même dominée par les déchirements européens. Les vaudois Guisan et Pilet-Golaz tiendront les rôles que l’on sait. Période des grandes certitudes et de l’union sacrée autour des chefs qui guident le canton.

Suit une période d’ouverture, marquée par une diversification du paysage politique vaudois. A la fin de la Seconde guerre mondiale, le POP accède au Grand Conseil, tandis qu’à Lausanne Pierre Graber devient le Syndic d’une Municipalité socialiste. En 1946, pour la première fois, un socialiste entre au Conseil d’Etat. Dix ans plus tard, ils seront deux. Au plan institutionnel, l’introduction de la proportionnelle dans l’élection du Grand Conseil achèvera en 1949 d’ouvrir le jeu politique. Mais le temps fort de cette troisième étape tient certainement dans l’attribution du droit de vote aux Vaudoises en 1959. Rappelons qu’elles devront encore attendre jusqu’en 1971 pour pouvoir s’exprimer au plan fédéral.

En 1962, Georges-André Chevallaz préconise la mise en place d’une sorte de  » formule magique  » pour équilibrer le Conseil d’Etat. Trois radicaux, deux socialistes, un libéral et un représentant du Parti agrarien, devenu aujourd’hui l’UDC, constituent à ses yeux le système idéal. De compromis en élections tacites, ce dispositif, magique ou non, va durer la bagatelle de trente-deux ans, soit jusqu’en 1994. Ces années verront l’apparition des mouvements écologiques, l’ascension progressive de Jean-Pascal Delamuraz de l’Expo 1964 au Conseil fédéral, et la mise en place à Lausanne d’une majorité rouge, rose, verte, sous la houlette d’Yvette Jaggi. Période d’une grande stabilité, mais aussi de coupable léthargie pour un pouvoir cantonal qui ne saura pas profiter de la prospérité pour conduire les réformes nécessaires.

La suite est connue. Affaires et scandales se multiplient, tandis que les finances cantonales ne cessent de se dégrader. En 1994, tout est prêt pour une période de doutes et de ruptures: au Conseil d’Etat, les radicaux perdent un siège au profit des Verts, puis en 1997, un Popiste remplace l’UDC démissionnaire. Mais cette majorité de gauche ne survivra pas à 1998, où cinq sièges remettent la droite en selle, sans que pour autant la politique cantonale gagne en lisibilité.

Au terme de ce survol, un constat s’impose : en 1845, autour d’Henri Druey, les radicaux avaient prévu du solide. S’appuyant sur la Constitution de 1895, ils ont gardé le pouvoir près d’un siècle. Pour autant, le jeu démocratique ne s’est pas bloqué. Au prix de longues périodes de maturation ou de combat, de nouvelles forces sont apparues. Peu à peu, le monolithe radical a fait place à la pluralité actuelle. Les profondes mutations sociales de notre temps ont transformé les idées et les forces en présence. Mais s’il n’est pas sur l’échiquier politique, où donc se cache le dysfonctionnement ? Les faits parlent d’eux-même : pendant plus d’un siècle, hormis trois adaptations de mode de scrutin, les structures cantonales n’ont pas changé. Dès lors, le politique peut-il dire davantage que ce que le cadre imparti lui permet d’exprimer ?

Le renouveau du canton sera institutionnel ou ne sera pas. Le peuple vaudois l’a compris en élisant une Constituante. Celle-ci permettra de redonner vie à l’Etat, si elle ose dans ses travaux dépasser le lifting juridique ou l’exercice de communication à usage interne. Adapter l’organisation territoriale, certes, mais il faut également rénover l’exercice du pouvoir, tant les systèmes de gouvernement en vigueur au niveau fédéral et dans les cantons sont au coeur des blocages actuels de la politique suisse. Quant au versant extérieur, il ne peut plus être ignoré dans un pays où les frontières cantonales s’effacent chaque jour davantage. Que cela plaise ou non, l’histoire conduit les Etats fédérés vers un carrefour. Ou ils s’unissent pour construire de grandes régions fortes et démocratiques dans un fédéralisme revitalisé ; ou ils restent à vingt-six pour devenir de simples zones administratives dominées par des concordats technocratiques et des lois cadres tombées d’en-haut dans un fédéralisme d’exécution. Sachant qu’il n’y aura pas de troisième voie, faut-il conduire ou subir ? A l’aube d’un nouveau siècle, que faire du canton si ce n’est un laboratoire des réformes helvétiques et un moteur de la régionalisation en Suisse occidentale ? Dans le silence éclatant des stratégies éclatées existe-t-il un autre défi ? Dans le désintérêt croissant d’un peuple désolidarisé est-il d’autre raison d’être Vaudois ?