De la protestation contre la guerre en Irak à une proposition pour l’Europe

Inutile de répéter ici l’argumentation pléthorique qui fait de l’intervention américaine en Irak un terrible désastre. Inutile d’inventorier les échecs dramatiques que cette aventure militaire est en train d’additionner. Quelle que soit la répugnance inspirée par Saddam Hussein, cette guerre ne trouve sur aucun plan sa légitimité ou sa pertinence. Chaque jour, l’aveuglement messianique de l’administration Bush apparaît davantage. Chaque jour, les morts et les blessés tombent inutilement, dans un conflit dont les souffrances préparent hélas d’autres souffrances pour les temps à venir.

Face à cette tragédie, se pose aussitôt la question des réactions possibles. Que dire, que faire, en Suisse aujourd’hui, pour éviter la résignation? On aurait tort de sous-estimer les manifestations qui ont spontanément envahi les rues. Elles sont une protestation dont l’évidente nécessité ne se discute pas. Certes, volatiles, émotionnelles, parfois naïves, elles ne constituent pas une réponse structurelle et durable aux déséquilibres mondiaux. Pour autant, rien ne permet de mettre en doute la sincérité des participants. Et qu’aurait-il fallu dire si personne n’avait crié son désarroi? De plus, l’importance de l’opinion publique dans la formation des décisions politiques n’est plus à démontrer. Combien de grands choix de société conduits par les gouvernements ne sont en fait que le fruit de la pression réitérée de l’opinion publique?

Par contre, en rester au défilé sous bannière serait navrant, tant cette guerre appelle des prises de conscience et des passages à l’acte. L’urgence de redéfinir les rapports nord-sud, la nécessité de réhabiliter le droit face à la force, le refus d’un monde dominé par une seule superpuissance, la responsabilité de chaque Etat dans le maintien de la paix sont des exigences qui doivent prendre une nouvelle dimension. Par ailleurs, des actions ne peuvent plus être différées. La guerre pulvérise hommes et certitudes. Elle détruit, mais elle démasque aussi. Demain, il ne sera plus possible de tolérer que les Etats unis représentent l’occident à eux seuls, et encore moins qu’ils s’érigent en gendarmes planétaires. Parallèlement au renforcement des Nations unies, l’émergence politique de l’Union européenne est devenue une condition essentielle de la sécurité internationale. Que les dirigeants européens soient divisés ne change rien. Au contraire, ce désaccord montre l’importance d’un front commun en matière de politique extérieure. D’ailleurs, comme les précédentes, cette crise sera surmontée. A terme, l’Union européenne en sortira renforcée. Et les difficultés actuelles n’ont pas à susciter l’ironie, mais bien la volonté de ne plus leur permettre de se reproduire.

Face à ce défi, que fait la Suisse officielle? Rien. Strictement rien. Elle ne tire aucune leçon des bouleversements géostratégiques en cours. Après avoir rejoint les Nations unies, elle ne parvient toujours pas à rejoindre sa propre région. Le simple énoncé de termes tels qu’Europe, intégration, adhésion la plonge dans une angoisse qui en dit long sur la blessure creusée par notre coupure du continent qui porte nos cultures et nos valeurs. Et cette coupure fait naître le doute sur la portée réelle de nos valeurs. Si elles ne sont pas destinées à s’incarner, elles sont au mieux inutiles, au pire nuisibles dans la mesure où elles nous servent de paravent. Si elles se déploient sélectivement dans l’espace, sans avoir d’effet à l’échelon européen, elles ne peuvent produire que des opérations alibi. Le conflit irakien agit également comme un révélateur de cette double imposture. Paix et solidarité, dit la Suisse. Mais comment y contribuer dans l’isolement? Comment promouvoir la paix sans prendre place parmi nos voisins, quand leur union en devient précisément une condition? Comment faire croire à notre souci des peuples lointains, quand les efforts de ceux qui nous entourent nous indiffèrent? Comment prévenir les luttes sur la planète, si les enjeux à nos portes ne nous concernent pas? Quant à la solidarité, sa nature même dicte l’attitude. Peut-on rester solidaire dans la solitude? Qu’il s’agisse de stabiliser notre continent ou de faire entendre sa voix au plan mondial, que vaut une solidarité qui encourage les autres à s’engager pour pallier notre absence? Bien sûr, nous nous sommes autoproclamés champions de l’humanitaire. Mais combien de conférences et de collectes devrons-nous encore organiser pour dissimuler que nous tournons le dos à ceux qui garantissent pourtant notre sécurité et notre vision du monde? De quels trésors d’habileté notre ministre des affaires étrangères devra-t-elle encore faire preuve pour nous donner l’illusion de l’existence quand nous refusons d’exister là où nous sommes?

Aujourd’hui, pour la Suisse, l’obligation morale et politique de participer à la construction européenne ne peut plus être tue. La gesticulation humanitaire ne suffira pas. L’affirmer, c’est reconnaître notre responsabilité et nos intérêts. Sans même évoquer les séismes économiques qui menacent et risquent de ne pas nous épargner. Le temps des propositions approche. L’immobilisme ne sera bientôt plus tenable. Construire l’Europe non pas contre, mais face aux Américains. Les bombes qui tombent sur le champ de bataille soulignent cette exigence. L’opinion publique européenne unanime illustre aussi cette préoccupation. C’est nouveau, dans l’ampleur et la clarté du message. Et si la Suisse officielle ne veut pas voir ce que l’actualité montre si cruellement, la population, elle, peut ouvrir les yeux. Que nos manifestants contre la guerre ne se résigne pas. Il leur appartient de traduire leur colère en actes citoyens. Longtemps, la Suisse n’était qu’un péage sur un col. A eux d’intervenir pour qu’elle n’accepte plus de rester un simple prélèvement sur des flux financiers.