La culture, sang du cartilage européen.

Indifférence. L’Union européenne est entrée dans une sorte d’indifférence. Qui prend une double forme.

D’une part, les obstacles sont lissés par une distance nouvelle sur les faits. La France et l’Allemagne ont rompu le pacte de stabilité économique? Pas d’affrontement. La dispute sur la pertinence de cette norme budgétaire est convertie en procédure juridique. Le sommet de Bruxelles de décembre 2003 n’a pas permis de mettre sous toit la Constitution européenne? Pas d’affolement. Ce n’est que partie remise. Désormais, on regarde avec sérénité les défaites, comme le voyageur qui ne s’inquiète plus des détours, tant sont déjà nombreuses les boucles du chemin parcouru.

D’autre part, l’élargissement à dix nouveaux pays d’Europe centrale s’opère avec succès, mais sans passion. L’Europe retrouve ses deux jambes, est et ouest, mais semble avoir perdu l’envie de courir. Certes, on salue l’ampleur de l’événement. On s’y réfère sans cesse. Pourtant, on se réchauffe autour de l’Europe « canal historique », avec ce coup d’oeil méfiant des vétérans sur les bleus. Désormais, on est suffisamment aguerris pour accepter des nouveaux sans crainte et sans enthousiasme.

En gestion de nations hétérogènes, l’indifférence est progrès. Et cette Europe froide permet aussi la concordance politique. Qui n’est pas absence de valeur, mais valeur de l’absence. De l’absence de haines, de l’absence de cassures, mais aussi parfois de l’absence de désirs. Nous sommes d’accord de siéger dans des instances communautaires où nous nous reconnaissons le droit d’émettre un avis. Et, quels que soient nos désaccords, nous sommes au moins d’accord de ne pas rompre cet accord. Dans sa version minimale, la concordance ne dit rien de plus. Elle neutralise l’autre. Elle ne le repousse ni ne le recherche. Les cloisons ne sont pas supprimées. Elles deviennent les structures qui protègent et relient à la fois. Le cartilage.

Mais le cartilage n’est pas vascularisé. Plus ou moins rigide, il évite de se perdre. Fragmentant l’espace, il laisse chaque peuple dans son alvéole. Entre les compartiments s’établissent des rapports désincarnés, des arithmétiques et des marchandages, qui creusent un manque, une insatisfaction, une étrange nostalgie. Nostalgie d’une flamme perdue? D’une histoire commune? D’une vision partagée? D’un élan possible?

Dans le roman « L’ignorance » de Milan Kundera, « …la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. Mon pays est loin, et je ne sais pas ce qui s’y passe ». Mus par cette mélancolie, les protagonistes retrouvent la Bohême dont ils avaient été contraints d’émigrer. Ils se déplacent dans le cartilage. Ils se déplacent dans leur passé. Ils se déplacent dans leurs questions. Ces mouvements ne leur donneront ni passion ni réponse. Ils les conduiront même de l’ignorance du pays perdu à celle de leur propre parcours. Mais au fil des déplacements, à force d’explorer les compartiments de leur vie, une forme de transparence s’installe. La nostalgie s’éloigne. Certaines cloisons deviennent translucides. Et si le présent aminci se montre à son tour insaisissable, une forme d’appartenance à eux-mêmes les apaise.

Comme les personnages de Kundera, la culture peut rendre poreux le cartilage européen. Elle offre cette diversité des regards et des expériences qui désenclave les consciences. Dans une construction qui se développe à froid, elle éloigne la nostalgie de l’indicible. Elle tend à la remplacer par une forme d’appartenance à soi et aux autres, qui irrigue la structure. Elle agit en porteuse de sens pour une Europe qui se profile davantage en pourvoyeuse de solutions.Le bouillonnement des peuples au sein de leurs alvéoles, les travaux des artistes, les créations en tout genre, l’accès du plus grand nombre aux œuvres ou à la connaissance des différentes cultures, l’échange permanent dans toute l’Europe des activités culturelles font véhicule. C’est le flux et le nutriment. Le sang de l’Europe.
Pour grandir, l’Union européenne a besoin d’une Constitution qui permette notamment l’émergence d’une politique extérieure cohérente et d’une politique de sécurité commune. Telle est l’analyse admise. Et s’il fallait aussi une dimension culturelle? Et si l’urgence était aussi d’instaurer une dynamique dans cette matière. Etrange processus de cohésion supranationale? Ou seul moyen de compenser l’indifférence structurellement inévitable?

Imaginons une politique culturelle. Basée sur la valorisation de la diversité européenne, elle poursuit des objectifs de promotion, diffusion et formation. Le premier instaure des programmes soutenant les cultures menacées et les activités culturelles là où elles manquent de moyens pour s’exprimer. Le deuxième vise à faciliter l’accès aux différentes cultures et aux produits culturels. Le troisième incite les parcours de formation à comprendre des « crédits culturels », liant la citoyenneté européenne à la connaissance de l’autre, de sa culture, de son parcours, de ses artistes et de leurs œuvres. Et ce dispositif devient prioritaire. Il prend valeur de pilier pour le développement de l’Europe, aux côtés des affaires extérieures et de la sécurité.

Parmi de nombreux écueils, deux dangers menacent le futur de l’Union européenne : le déficit de la participation citoyenne et la résurgence des nationalismes. En complément des réponses politiques classiques, la culture n’est-elle pas l’instrument d’une meilleure insertion de l’individu dans sa société, ainsi que d’une meilleure acceptation des sociétés différentes? En plus du pouvoir de co-décider par le droit de vote ou de pétition, la culture n’est-elle pas l’expérience qui atténue le sentiment d’isolement des personnes? Parallèlement à la nécessaire amélioration des conditions économiques et de la qualité de vie, la culture n’est-t-elle pas le langage pour répliquer à l’indignation nationaliste?

Le temps des élans fondateurs est passé. L’ardeur des réconciliations d’après-guerre s’estompe. Dans un projet européen qui se normalise, le partage culturel infiniment mêlé donne vie aux géométries institutionnelles. Il apaise la nostalgie des territoires perdus. Il suscite de nouvelles appartenances.

Sans lui pas d’élévation. Ni d’approfondissement.