Le paquet fiscal, étonnant imroglio de bonnes intentions dénaturées

Souvent, la démocratie directe plonge les citoyens suisses dans la perplexité. Le sens des textes proposés reste obscur. Les conséquences du scrutin n’apparaissent pas clairement. Toutefois, jamais le peuple ne s’est trouvé face à un projet aussi mal conçu que le  » paquet fiscal  » sur lequel il doit se prononcer le 16 mai. Cette affaire constitue un étonnant imbroglio de bonnes intentions dénaturées, de mesures boîteuses, d’effets pervers et d’imprévoyances. En recevant son bulletin de vote, chacun aura entre les mains une mystérieuse poupée russe qu’il lui appartiendra de démonter pour découvrir les enjeux.

La matrioshka qui s’offre au regard est plaisante. Laquée de frais, ronde et joyeuse, elle pèse quatre milliards et s’appelle Récompense. On aimerait l’embrasser sur les deux joues et lui dire oui, tant l’allègement des impôts est une opération dont on voudrait pourvoir gratifier les contribuables. Mais dès qu’on l’ouvre apparaît Classe moyenne, la deuxième poupée, au sourire mitigé. Sachant que le 91% des contribuables qui déclarent moins de 100’000.- francs net de revenus vont devoir se contenter de 28% des allègements, elle ne se fait guère d’illusion sur ce qui lui reviendra. A l’intérieur, Jeunesse grimace d’impatience. Encore un projet qui l’ignore ! En début de carrière, combien d’actifs ont des revenus suffisants pour entrer dans les catégories qui bénéficieront d’une diminution d’impôts ? Et combien de familles pourront devenir propriétaires, quand le  » volet immobilier  » introduit un seuil non déductible de 4’000.- francs pour les frais d’entretien qui, couplé avec la fin de la déduction des intérêts hypothécaires, conduit à augmenter les impôts pour les logements valant moins d’un million de francs ?

La quatrième poupée semble réellement fâchée. Nommée Equité, elle n’apprécie pas les violations répétées des principes d’  » égalité de traitement  » et d’  » imposition selon la capacité économique  » garantis par les articles 8 et 127 de la Constitution fédérale. Ainsi, l’abandon de la valeur locative sans l’abandon simultané de la déduction des frais d’entretien pénalise les locataires par rapport aux propriétaires. Autre exemple, avec ce fameux seuil de 4’000.- francs non déductible, qui lèse les petits et moyens propriétaires au profit des propriétaires d’objets immobiliers importants.

Qui continue de démonter Récompense découvre alors le visage angoissé de Prestations. En privant les collectivités publiques de quatre milliards, le paquet fiscal ne peut manquer de générer des coupes drastiques dans les prestations. Santé, sécurité, formation, recherche, environnement, culture, quels seront les secteurs les plus touchés ? Vient alors Croissance, petite figurine timide aux yeux égarés. Considérant qu’en Suisse la pression fiscale est une des plus basses de l’OCDE et que, par contre, les collectivités publiques sont fortement endettées, elle se demande bien comment elle pourrait être stimulée par un projet qui péjore les comptes de l’Etat sans augmenter le pouvoir d’achat de la majorité des consommateurs.

Une septième et dernière poupée se cache dans ce dispositif gigogne. Il faut être curieux pour la voir et saisir son message. Certes, son nom circule dans les débats liés au paquet fiscal, mais sans vraiment retenir l’attention. C’est une poupée institutionnelle. Elle a plus de cent ans. Elle s’appelle Fédéralisme. Comme toutes les institutions, on la croit éternelle. Inutile d’en parler, puisqu’elle n’est pas contestée. Pourtant le fédéralisme représente une des composantes existentielles de la Suisse. Et le paquet fiscal produit sur elle des effets majeurs.
Tout d’abord, en coupant 2,5 milliards dans les recettes des cantons et des communes, le projet restreint d’autant leur autonomie : difficile pour ces deux niveaux de conduire leurs propres politiques financières si leur marge de manœuvre disparaît ; difficile pour eux de répondre à une augmentation de leurs tâches par une diminution de leurs moyens. Mais en plus d’une pression quantitative sur les budgets, ces mesures imposées constituent une intrusion directe dans le champ de compétence des Etat fédérés. Les interactions du fédéralisme s’en trouvent qualitativement modifiées. La Confédération se met purement et simplement à faire de la politique cantonale.

En outre, comme l’établit l’expertise de Francis Cagianut, Professeur honoraire de l’Université de Saint-Gall, et d’Ulrich Cavelti, Président du Tribunal administratif de Saint-Gall, l’opération viole allègrement les articles 44 et 129 de la Constitution fédérale. D’une part, l’article 129 précise que les cantons sont libres de fixer les barèmes, les taux et les montants exonérés de l’impôt, alors que le paquet fiscal dicte certains chiffres qu’ils doivent reprendre tels quels. D’autre part, en violation de l’article 44, les cantons n’ont pas été consulté lorsque le parlement a dénaturé les propositions du Conseil fédéral. Or, par définition, une harmonisation, fiscale ou autre, implique la concertation. Sinon, on parlerait d’unification. Et l’unification forcée est le contraire du fédéralisme. En fait, c’est la nature même du fédéralisme qui est modifiée, sans que les citoyens en soient avertis.

Si le oui l’emporte, le précédent sera d’autant plus grave qu’il aura l’aval du peuple. Il sera devenu possible de ne plus respecter les droits des cantons, de leur imposer des normes et des politiques relevant de leurs compétences, sans même prendre leur avis. On sera entré dans un  » fédéralisme d’exécution « . A coups de concordats obligatoires et de votations intrusives, on transformera les cantons en zones administratives. Les vingt-six Conseils d’Etat et les vingt-six Grand Conseil feront de la gestion. Les bannières flotteront. Les discours fleuriront. On tirera au canon pour les anniversaires historiques. Ce sera du folklore. Les Suisses seront politisés au plan national et administrés au plan cantonal. Le fédéralisme ne sera plus qu’un découpage territorial.

Pourquoi pas, si tel est le choix du pays ? Mais encore faut-il ouvrir le débat et montrer que le fédéralisme est aujourd’hui à la croisée des chemins. Dans cette bataille des non-dits, il est révélateur de comparer les rôles du Conseil des Etats et de la Conférence des Cantons. La Conférence des Cantons mène la campagne du non. Si elle gagne, elle devient la structure émergeante susceptible de porter les intérêts des Etats fédérés à l’échelon fédéral. Elle devient l’instance qui incarne un fédéralisme vivant. Elle prend un pouvoir quasi institutionnel. Le Conseil des Etats, lui, soutient le paquet fiscal, conformément aux couleurs politiques de ses membres. Il n’a que faire des vingt Etats qui s’y opposent. C’est logique : depuis qu’il est élu par le peuple, il n’est plus qu’un sénat conservateur, sans lien organique avec les gouvernements cantonaux. S’il gagne, il aura donc contribué à disqualifier les cantons, mais il perdra aussi son sens et sa légitimité. Dans tous les cas, la donne change. Le bicaméralisme, instrument clé du génie fédéraliste, sera dès le 17 mai une pantalonnade réservée à la promotion extérieure du modèle suisse.

Une fois de plus, on mesure la nécessité de réformer l’organisation intérieure de la Confédération. Dans cette perspective, si le non l’emporte, il ne saurait être celui du statu quo. Au contraire, il donnera aux cantons le répit utile à leur changement. Sauvés par le gong, ils pourront transformer leur victoire en amélioration de leurs fonctionnements. Mais surtout, il leur appartiendra par des coopérations nouvelles de marcher par étapes vers cette Suisse des régions qui, à terme, est seule garante d’un fédéralisme crédible.

Le renouveau, le dynamisme et le courage ne sont pas toujours où ils s’affichent. Il serait sage de mettre à jour toutes les pièces de la matrioshka du joli mois de mai, avant de succomber aux charmes naïfs et pimpants de ses rondeurs printanières.