L’UDC à la pointe des « blocs identitaires » européens ?

Surprise, au lendemain de la votation instaurant l’expulsion automatique des criminels étrangers, les compliments admiratifs et répétés de Marine le Pen n’ont nullement dérangé l’UDC. Au contraire, badinant sur les ondes de la Radio Suisse Romande avec la représentante du Front national, Oscar Freysinger a souligné les liens fraternels unissant « les partis identitaires » européens. Mieux, n’hésitant pas à prêcher hors de son fief, le Conseiller national s’est fait ovationner à Paris, en fustigeant « la religion du multiculturalisme » lors d’un meeting anti-islam. Manifestant un prosélytisme similaire et pour le moins désinhibé, une motion signée par vingt-huit membres de l’UDC, dont le président du parti, veut permettre aux régions limitrophes d’entrer dans la Confédération. Dans un même élan, les nationalistes suisses s’expriment hors de leur patrie, qu’ils rêvent au passage d’agrandir, et revendiquent désormais leur parenté avec les « blocs identitaires » étrangers. Changement de paradigme, ce dépassement du cadre helvétique mérite d’être interrogé.

Jusqu’alors, Christoph Blocher et les siens s’étaient toujours gardé d’afficher leurs liens avec les extrêmes droites européennes. Certes, l’examen des programmes montrait combien les thèses de l’UDC, du FN français, ou encore du FPÖ autrichien, se ressemblent ; en outre, certains élus ne se privaient pas d’arpenter discrètement les congrès xénophobes du continent. Mais ces cousinages restaient invisibles et, à l’inverse, les contacts officiels avec des leaders sulfureux étaient soigneusement évités. D’une part, il s’agissait de ne pas brusquer trop ouvertement les restes du vieux parti agrarien, dont Christoph Blocher avait effectué la captation. D’autre part, la nature même de l’idéologie nationaliste imposait de construire un mouvement totalement suisse, protégé d’influences étrangères susceptibles d’altérer sa pureté. Enfin et surtout, le maintien de cloisons étanches avec les extrêmes droites voisines permettait de développer des propositions stigmatisantes, tout en se présentant comme un parti propre, refusant les dérives racistes. Ainsi, des milliers de citoyens ont suivi l’UDC, persuadés que la démarche de Christoph Blocher, citoyen respectable, n’avait rien de comparable avec celle d’un Jean-Marie Le Pen, tribun méprisable.

Cette séquence paraît s’achever. Pour l’UDC, il n’est plus nécessaire de feindre. A l’intérieur, la mue est terminée ; le vieux parti agrarien a disparu au profit d’un mouvement conduit par un chef et focalisé sur les thèmes que l’on sait. A l’extérieur, mithridatisée, l’opinion ne s’émeut plus de ses affiches, ni de ses provocations ; simultanément, le style plus moderne et plus policé de Marine Le Pen contribue à la rendre fréquentable. En fait, un renversement des légitimations du nationalisme suisse semble se dessiner : celle générée par son isolement perd de son utilité, alors que celle tirée d’une banalisation par l’étranger devient féconde. Autrement dit, à ceux qui ont osé voter UDC parce qu’elle se distinguait des extrêmes droites européennes pourraient succéder ceux qui la rejoignent puisque tant d’autres ailleurs saluent son action.

Confortant cette hypothèse, l’attitude du Front national organise un jeu semblable sur la scène française. En portant régulièrement aux nues le principe de l’initiative populaire, comme dans Le Temps du 7 janvier, Marine Le Pen tente de donner la caution du peuple suisse à ses idées. Premiers fruits de cette stratégie, nombre de commentaires sur les sites des médias hexagonaux notent qu’elle ne saurait être dangereuse, puisqu’elle se borne à préconiser ce que la Suisse, modèle de pondération démocratique, a déjà décidé. Nous sommes donc peut-être en train d’assister à un nouvel agglomérat de forces identitaires qui se copient et s’épaulent, espérant tirer leur respectabilité de leurs ressemblances. Certes, une ligue supranationale de nationalistes s’apparente à la création de « douaniers sans frontières » ; mais son non-sens ne la rend pas moins redoutable ; au contraire, les mouvements en question ont toujours progressé à l’abri de leurs contradictions. Ainsi, prétextant sauvegarder les valeurs européennes ou la dignité des peuples, ils travaillent chaque jour à briser les cultures, les lois et l’Union qui les incarnent. De même, pervertissant la notion d’identité, ils remplacent le « connais-toi toi-même » socratique, prémisse à l’acceptation d’autrui, par un « mentons-nous les uns aux autres », arsenal de stéréotypes réducteurs visant le rejet de la différence.

Pour les partis classiques et les gouvernements, ces alliances souples et décomplexées entre des droites dures relookées, mais toujours aussi xénophobes, posent des défis considérables. D’abord, ils doivent trouver des réponses efficaces à l’intérieur d’Etats dont les marges de manœuvre se sont rétrécies. De surcroît, ils sont tenus de dépasser les contextes locaux pour élaborer un discours et des projets communs à l’échelle du continent. Comme l’indique le philosophe Jürgen Habemas dans Le Monde du 3 janvier, « ce dont nous avons besoin en Europe, c’est d’une classe politique revitalisée, qui surmonte son propre défaitisme avec un peu plus de perspectives, de résolution et d’esprit de coopération ».

Pour la Suisse, l’activisme hors frontière de l’UDC et les louanges des populistes étrangers pose un problème spécifique. Depuis toujours, le succès de la Confédération doit beaucoup à sa discrétion, celle de ses banquiers, de sa diplomatie précautionneuse et d’une gouvernance à bas bruit. Pour qui souhaite bénéficier du grand marché européen sans prendre sa carte de membre, tout en préservant des particularismes lucratifs, mieux vaut se faufiler entre les règles sans trop se faire remarquer.

Or, en promenant à Paris une torche enflammée sur des nappes de misères, de frustrations ou de racismes larvés, un Oscar Freysinger complique ouvertement les équations déjà difficiles des démocraties voisines. Si cet esprit missionnaire se développe, la Suisse risque d’ajouter à son image d’égoïste silencieuse celle d’activiste nuisible. Pire, si les droits populaires deviennent la bannière de Marine Le Pen, ils perdront leurs vertus aux yeux du monde ; et, circonstance aggravante, le peuple entier sera touché par ce désamour, puisque c’est lui qui prend des décisions qui, faute de règles adéquates, peuvent blesser les droits fondamentaux. Pour la Suisse, il est donc temps de se demander à la pointe de quel combat elle entend se profiler. Celui des blocs identitaires ? Ou celui des Etats responsables ? Dans ce contexte, les piques récurrentes de Doris Leuthard contre l’UE, analysées dans Le Temps du 8 janvier, sont révélatrices du climat fédéral. Au lieu d’une réflexion sur les nationalismes qui cisaillent l’Europe, un opportunisme électoral se déploie, sourire aux lèvres, laissant la définition du rôle de la Suisse aux bons soins des circonstances.