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La Suisse vole vers l’Europe comme la flèche de Zénon d’Elée

Philosophe dialecticien et mathématicien sceptique, Zénon d’Elée est connu pour ses paradoxes. Parmi ceux qui sont parvenus jusqu’à nous, quatre mettent en jeu l’espace, le temps et le mouvement, dans une réflexion qui interroge l’infini et sa divisibilité.
L’un de ces fameux paradoxes nous demande d’imaginer une flèche qui vole vers sa cible. A chaque instant de sa trajectoire, dit Zénon, la flèche occupe dans l’espace une position et une seule correspondant à son volume. A cet instant précis, elle est donc immobile. Autrement dit, elle ne peut occuper deux positions différentes au même moment. Or, à l’instant suivant, elle n’aura pas progressé dans l’espace, puisqu’elle n’a pas bougé, et, à nouveau, elle sera figée par l’impossibilité d’occuper simultanément deux points distincts. Par conséquent, la flèche qui vole vers sa cible reste immobile.
Certes, la réalité physique dément cette affirmation. Mais au plan mathématique, l’affaire se complique. Aristote s’y est cassé les dents et nombre de savants après lui. Il faudra attendre l’arrivée d’outils tels que les suites convergentes et, au 20ème siècle, les théories de Cantor sur le continu pour que les paradoxes de Zénon d’Elée soient expliqués de manière satisfaisante.
Aujourd’hui, espérant réaliser l’exploit de la flèche en vol et au repos, la Suisse souhaite progresser dans ses relations avec l’Europe en restant immobile. En clair, elle veut atteindre la cible du grand marché européen, mais sans que cette démarche modifie fondamentalement sa position. Mieux, dans l’ensemble de la question européenne, elle tente de nier le mouvement. Absurde, ce refus du changement demande des artifices intellectuels considérables. En particulier, trois contradictions sont cultivées.
Premièrement, aux yeux de la très grande majorité des Suisses, l’Union européenne est un échec. Désargentée, inefficace, bureaucratique, peu démocratique, pilotée par des médiocres, elle ne mérite qu’indifférence ou mépris. Pratique, cette caricature permet d’établir a contrario les vertus helvétiques. En réalité, elle entre en contradiction avec le désir de bénéficier du grand marché européen, qui est précisément l’œuvre de l’Union. Si cet espace économique, sociologique, politique, culturel constitue un territoire vital pour les Confédérés, alors l’Europe est aussi leur projet, positif, qu’ils doivent saluer et soutenir. Si ce vaste ensemble n’est qu’une construction perverse, sans attrait, ennemie, alors pourquoi se tourmenter ? Ils peuvent définitivement tourner le dos à leur famille et se consoler avec la Russie ou la Chine. En réalité, les mêmes qui stigmatisent l’Union la considèrent comme leur terrain de jeu. Ils la rejettent tout en exigeant qu’elle donne libre accès à leurs entreprises, leurs produits, leurs projets, leurs études, leurs voyages, leurs loisirs. Confortable, ce non-sens tente d’occulter l’intégration bénéfique et croissante de la Suisse dans le dispositif européen.
Deuxièmement, en matière de souveraineté, les efforts des conservateurs pour nier tout changement sont impressionnants. Naïfs, ils entretiennent une vision obsolète du concept, assimilé à une sorte de « liberté autarcique ». Si par hasard certains royaumes de l’Ancien régime ont joui d’une telle faculté, en tous cas les démocraties modernes d’un monde interconnecté n’en disposent pas. Même les Etats Unis ne peuvent prétendre à l’insularité dont rêve la Suisse traditionnelle. Aujourd’hui, être souverain signifie acquérir la capacité d’influencer contextes et  partenaires, notamment par la codécision dans des dispositifs multilatéraux. De surcroît, en voulant une intégration économique tout en interdisant une intégration politique correspondante, les isolationnistes obligent la Confédération à construire sa propre inféodation. Croyant sauver une souveraineté fantasmée, ils la ruinent avec soin.
Enfin, au plan de la communication politique, l’immobilisme est roi. A part la gauche et les pro-européens encore actifs, qui ose poser l’équation dans ses termes exacts ? Où sont les cantons et leur cent cinquante-six « ministres » ? Que disent les villes ? Qu’attend l’économie ? Que pensent la science et la culture ? Longtemps, par opportunisme, les outrances des populistes ont été tolérées. Aujourd’hui que la doxa nationaliste domine les quatre coins du pays et toutes les couches de la société, seule la litote chantournée lui répond. Alors qu’il n’y a plus une minute à perdre pour oser une parole à hauteur des enjeux, la tactique reste de ménager les illusions des citoyens et, surtout, de gagner du temps.
Dans ce contexte vitrifié, le Conseil fédéral tente bravement de déplacer quelques curseurs. Hélas, sa démarche ne peut effacer les contradictions qui paralysent le pays. Prudente, sa proposition cherche à maintenir le statu quo. Ainsi, en cas de différend entre la Suisse et l’Union, la Cour de justice européenne pourrait donner son avis, mais sans qu’il soit exécutoire. Aux incertitudes juridiques actuelles succéderait une nouvelle forme d’incertitude. Or, même cette solution qui postule le minimum de changements est combattue par ceux qui croient que la Suisse peut figer l’espace et le temps.
Avec astuce, Zénon tourmenta les mathématiciens. Toutefois, cinq siècles avant Jésus-Christ, le bon sens permettait déjà de savoir que la flèche bouge ou qu’Achille rattraperait la tortue, pour évoquer un autre de ces célèbres paradoxes. Inquiétante, la Suisse contemporaine paraît oublier de telles réalités. En tout cas, elle s’obstine à vouloir être simultanément à l’extérieur et à l’intérieur de l’Union européenne. Hélas, cette position n’existe pas. Soit, lors d’une prochaine votation, la Suisse sera sortie du jeu par le peuple persuadé que l’Union est un échec. Soit, elle achèvera son intégration européenne. Mais si elle n’ose poursuivre sa marche en optant pour une adhésion pleine et entière, alors sa situation restera celle d’une petite annexe sans influence. Qui nie le mouvement sera mû par des circonstances ignorant sa volonté.