Travail obligatoire !

Pour la Suisse, la mise en œuvre de l’article 121a) inscrit dans la Constitution fédérale le 9 février 2014 s’avéra complexe. Rapidement, il apparut que les appels faits aux entreprises pour qu’elles diminuent spontanément la dépendance du pays à l’immigration restaient inefficaces.
Dans un premier temps, les Autorités voulurent permettre aux requérants d’asile de chercher un emploi. Puis, elles proposèrent de naturaliser les travailleurs européens déjà sur place. Mais les nationalistes dénoncèrent aussitôt ces subterfuges, qui bafouaient la volonté du peuple de voir le sol helvétique délesté de la surcharge étrangère.
Les meilleurs cerveaux durent phosphorer, pour trouver des mesures capables de mobiliser les forces intérieures. On se souvint alors d’expériences historiques, qui avaient donné de bons résultats. Le Service du Travail Obligatoire (STO) fut créé, avec l’objectif principal d’insérer un maximum de femmes sur le marché du travail.
Cette démarche permit d’effectuer d’intéressantes découvertes sociologiques. On s’aperçut que, délaissant les besoins de l’économie, beaucoup de femmes s’occupaient encore de leurs enfants ou de leurs parents. D’autres s’adonnaient au bénévolat et perdaient un temps considérable dans d’improbables associations caritatives ou culturelles. Il existait même une proportion insoupçonnée d’épouses aux maris bien rétribués, dont l’activité se résumait à la fréquentation des galeries marchandes et des tea-rooms.
Le Carnet journalier que les femmes reçurent désormais à leur majorité vint mettre un terme à ce gaspillage. Devoir justifier leur emploi du temps les conduisit naturellement à l’optimiser. En tout cas, la plupart d’entre elles s’acquittèrent de leur quota d’heures productives, sans que l’Etat dusse user de mesures coercitives. Hélas, ce nouvel élan des Suissesses se révéla insuffisant.
Le STO se tourna alors vers les étudiants, qui offraient un vaste gisement d’inactifs. Durant leurs vacances, ils furent requis par l’agriculture. Dans les champs ou sur les talus des montagnes, ces futures élites de la nation gagnèrent le goût de l’effort, une bonne santé et ce vrai pragmatisme suisse qui ne s’acquiert jamais à l’Université, mais à l’établi ou sur un tracteur.
Les jeunes retraités furent également mis à contribution. Ceux qui gardaient la main sûre furent aiguillés vers la restauration. Certes, il ne fut guère possible d’éviter les cafés renversés et les assiettes cassées. Mais, pour des clients compréhensifs, ce désagrément fut largement compensé par le plaisir d’être servis par des compatriotes. Quant aux transports publics, ils bénéficièrent des aînés dont la vue était encore bonne. On vit ainsi certains bus se distinguer du trafic par leur allure cahotante, attestant qu’un grand-père encore vaillant ou une grand-mère courageuse prenait sa part méritante dans le combat contre l’immigration.
Simultanément, le STO diligenta une mission à Cuba, chargée d’étudier son système de santé. Celle-ci revint au pays avec de précieuses informations, permettant de former une noria de médecins dans un temps record et à moindre frais.
Naturellement, la mise sur pied de ces politiques généra quelques tracas administratifs. Ce fut toutefois l’occasion de réaffecter des cohortes de fonctionnaires aux tâches incertaines, vers des travaux réellement productifs.
Etonnamment, cette abnégation collective ne gâcha pas les humeurs, mais affermit les caractères. Les Suisses pouvaient afficher ouvertement leur ambition: être riches sans devoir partager. Seule ombre au tableau, les Romands confirmèrent leurs tendances naturelles à jouer les mauvais patriotes. Dans une proportion nettement supérieure à la moyenne nationale, ils usèrent de multiples stratagèmes pour ne pas remplir leurs devoirs.
Quoi qu’il en soit, après quelques années d’efforts civiques, le grand jour arriva. Poursuivant une décrue régulière, l’immigration était enfin voisine de zéro. Le Conseil fédéral salua cette réussite, en parlant de « cohésion nationale retrouvée ».
En effet, l’essentiel était sauf. Il n’avait pas été nécessaire de faire revoter les citoyens pour clarifier la décision du 9 février, ni même de leur expliquer qu’ils s’étaient peut-être trompés. De même, il n’avait pas fallu combattre les nationalistes, ni même dénoncer leur paranoïa. Mieux, la notion, dangereuse, de Libre circulation des personnes et celle, discourtoise, de contingents avaient pu être ôtées des esprits, puisque les étrangers ne se bousculaient plus aux frontières d’une Suisse qui n’avait plus besoin de main d’œuvre. Quant à la question européenne, elle pouvait être laissée en déshérence : aucun pas, ni en avant, ni en arrière, n’était plus nécessaire.
Une telle harmonie méritait célébration ! Une abondance de communiqués et plusieurs émissions de télévisions marquèrent la fin de la dépendance suisse de l’immigration. Cette euphorie fit passer au second plan une nouvelle pourtant intéressante. Réunis pour une fois dans une solidarité qui tranchait avec leurs habituelles rivalités fiscales, les cantons lançaient une promotion économique commune aux moyens considérables, dans le but de faire revenir à tout prix les entreprises qui avaient quitté le pays.