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La démocratie, promesse de liberté sans certitudes

Texte publié dans la revue Choisir de juillet-septembre 2022

Le doute est à la pensée ce que l’eau est à la vie. De même qu’un fleuve irrigue et abreuve tout ce qui pousse et respire, il stimule nos réflexions. Et de même que le courant érode les rochers, il interroge nos convictions quand elles menacent de se vitrifier. Autrement dit, la qualité de nos idées doit beaucoup à la vivacité du doute qui les accompagne. D’autre part, le doute est le moteur de la raison. Il nous rappelle qu’une décision pertinente appelle l’interrogation des faits. Mais  il nous incite aussi à nous contenter du meilleur choix possible, sans chercher une solution parfaite et insaisissable.

Or ces deux principes, les choix réfléchis des individus et le primat de la raison, sont au cœur de la démocratie. En tant que fille des Lumières, elle est aussi celle de l’esprit critique. Toutefois, dans un paradoxe frappant, le doute carburant indispensable de la démocratie peut aussi en devenir le poison.

Premièrement, autant le questionnement le plus vif peut alimenter les débats qui précèdent une élection ou un référendum, autant le résultat d’un scrutin correctement organisé doit être accepté sans discussion. La démocratie est une convention fragile qui exige un respect absolu du suffrage universel. Deuxièmement, si l’intégrité des institutions est mise en doute quoi qu’elles fassent et quoi qu’elles disent, alors la société entre dans l’ère du soupçon. La démocratie est un processus délicat qui requiert une distinction claire entre les faits établis et l’éventail des opinions allant des idéologies aux mensonges.

En fait, la notion clé qui permet aux citoyens de faire bon usage du doute, c’est la tolérance à l’incertitude. Grâce à elle, chacun admet que la démocratie entretient des discussions en perpétuel mouvement et produit des orientations toujours sinueuses. Les minorités partent alors du principe que les temps changent et peuvent à terme leur donner raison. La majorité sait que rien n’est jamais acquis et que demain n’est pas aujourd’hui. Le doute devient un aiguillon qui stimule le système sans l’empoisonner.

Hélas, le drame de nos sociétés contemporaines est qu’elles se montrent toujours plus allergiques à l’incertitude. Différents phénomènes expliquent cette attitude. Tout d’abord, nous vivons dans des sociétés globalisées, qui entretiennent les unes avec les autres une multitude d’interdépendances. Les repères politiques traditionnels semblent disparaître dans un immense terrain vague plein d’enjeux inconnus. De plus, la complexité des problèmes soumis aux citoyens s’est fortement accrue. Aujourd’hui, il n’est pas rare que, dans un même dossier, une affirmation et son affirmation contraire soient toutes les deux exactes. Enfin, les révolutions technologiques et les réseaux sociaux ont atomisé les consciences, qui ne partagent plus de récit commun et tendent à perdre de vue l’intérêt général. Dans une sorte de pointillisme mental, chacun s’éparpille dans une infinité de flux numériques ou se recentre sur son ego.

La conjonction de ces évolutions crée un sentiment diffus et croissant d’angoisse existentielle. Plus rien ne semble compréhensible dans un monde trop vaste, trop compliqué, balayé de surcroît par les tempêtes d’émotions brutes qui envahissent les écrans en tout genre. Dès lors, le citoyen déboussolé semble prêt à tout pour retrouver des certitudes apaisantes. La brutalité, le populisme, les positions tranchées des extrémistes, tout ce qui lui offre des explications simples le séduit. La désignation de boucs émissaires le mobilise. La dénonciation de prétendus complots le rassure. Il n’est pas dupe. On ne peut pas le rouler. Il sait pourquoi tout va mal. Il connaît les fautifs même s’il ne peut pas les nommer. Dans ce monde fou, il a enfin des réponses.

Dans ce tourbillon de peurs et de certitudes frelatées, les apprentis dictateurs prospèrent, fournissant aux égarés les repères qui leur manquent. Menteurs, ils éliminent la complexité. Manipulateurs, ils remplacent le bien commun par leurs croisades. Messianiques, ils prétendent avoir le droit  de renverser la table pour sauver un territoire, la civilisation ou le peuple dont ils se proclament les seuls représentants.

Aujourd’hui, certains reprochent à la démocratie de ne pas apporter les clartés qu’ils attendent. Parce qu’elle ouvre le champ des possibles, elle est infiniment précieuse. Mais parce qu’elle ne fixe pas de limite à ses développements, elle contient une grande part de mystère qui peut s’avérer effrayante. Démarche imparfaite, jamais achevée, souvent décevante, elle requiert beaucoup de patience et l’acceptation de perspectives aléatoires. Pour nombre de nos contemporains, ces exigences semblent trop lourdes. Ils leur préfèrent les fausses légèretés des postures radicales ou des régimes autoritaires. Ils aspirent à la paix du simplisme et rejettent l’angoisse des équations qui ne sont jamais complètement résolues.

La démocratie est la seule méthode offrant la liberté aux citoyens. Mais comme la liberté, elle a son prix. Chacun doit travailler à son bon fonctionnement par sa réflexion et sa participation, tout en acceptant qu’elle puisse lui donner tort  quels que soient les efforts consentis. Tout projet de société doit passer par elle, sachant que parfois elle les fait tous échouer. La démocratie est une sorte de promesse extraordinaire, dont nul ne sait si elle sera tenue. Elle est le miroir politique de la condition humaine, dont la beauté tient à son extrême et parfois douloureuse incertitude.

La Suisse romande, insaisissable et vivante

Article paru dans « Limes – Rivista italiana di geopolitica » en décembre 2011

La Suisse romande n’existe pas. Longtemps, certains observateurs se sont contentés de ce postulat définitif ; pour eux, sans bannière ni institutions politiques classiques, la Suisse romande restait une notion théorique, moins pertinente que les six cantons qui la forment. Or, même si elle n’a pas de parlement ni de gouvernement, cette région constitue un espace linguistique, culturel et social très ancien, qui ne cesse de se développer.

Au début du 5ème siècle, les troupes romaines renoncent à défendre la frontière du Rhin, quittent l’actuel plateau suisse et se replient en Italie ; par contre, Rome installe les Burgondes dans la partie ouest de l’Helvétie, pour sécuriser les routes menant à la botte et constituer un poste de défense avancé face aux invasions ; rapidement, les Burgondes s’intègrent aux Gallo-Romains, assimilent leur culture et adoptent le latin. A l’inverse, la partie nord du plateau est envahie par les Alamans, qui imposent leur langue et leurs coutumes. Au 8ème siècle, la situation achève de se décanter : l’ancienne Helvétie romaine comprend désormais deux grandes aires culturelles, séparées par la Sarine. L’actuelle frontière linguistique est en place ; elle ne bougera plus. Dès lors, la région lémanique et le sud du plateau suisse deviennent l’Helvétie romane, ce qualificatif désignant les territoires où se parle « le roman », cette langue commune, ancêtre du français, distincte du latin, qui restera la langue savante. Au fil du temps, l’expression de « pays romands » apparaît, suivie par celle de « Suisse romande » utilisée par l’historien vaudois Abraham Ruchat aux environs de 1720 déjà.

Installés dans une géographie douce qui dessine un trapèze limité au nord par la Sarine, à l’est par les Alpes, à l’ouest par le Jura et au sud par le bassin Rodhano-lémanique, les Romands développent un sens de l’adaptation et un pragmatisme sereins,  bien à l’image de leurs paysages paisibles, auxquels ils sont fortement attachés. Simultanément, ils se montrent curieux et inventifs, bénéficiant depuis toujours de la circulation des idées et des voyageurs sur leurs territoires sillonnés par des routes qui relient le nord et le sud de l’Europe, l’est à l’ouest, depuis l’Antiquité. Ainsi, treize siècles avant l’ouverture du Gothard, en 47, le Grand Saint-Bernard est rendu carrossable par l’empereur Claude ; cet axe de première importance met en relation le Proche Orient, l’Italie, la Gaule et l’Angleterre. De même, à l’époque, la région fait office de trait d’union entre les bassins rhodanien et rhénan ; trente petits kilomètres de route, entre Lausanne et Yverdon, connectent le lac Léman à celui de Neuchâtel et donc les réseaux fluviaux grâce auxquels s’opère l’essentiel du trafic commercial antique.

Terre abritée et clémente, mais aussi zone de passages, la Suisse romande doit être pensée comme une somme de paradoxes. Composée de Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Valais, Vaud, ainsi que d’un petit morceau du canton de Berne, territoires qui ont chacun leurs traditions et leurs intérêts, elle sait s’unir quand sa langue ou ses particularismes sont menacés. Dépendante de la majorité alémanique, elle parvient à défendre ses marges de manœuvre en contournant le pouvoir dominant sans le contrer ouvertement. Modelée par les cultures voisines, marquée par une forte immigration, elle maintient sans se troubler des constantes identitaires originales. Consciente de sa petitesse, elle trouve dans sa faible influence géopolitique une source de liberté.

Aujourd’hui, comprenant environ 1,75 millions d’habitants, soit environ un quart de la population suisse, l’espace francophone connaît une croissance économique et démographique supérieures à la moyenne du pays ; son PIB nominal de 132,6 milliards de francs devrait connaître en 2011 une croissance de 2,75 en termes réel, alors que celui de la Confédération n’augmentera que de 2% au maximum. D’autre part, ce dynamisme de la région s’accompagne d’une organisation interne toujours plus dense. La mobilité des habitants, le développement de grandes agglomérations, l’affaiblissement des particularismes locaux créent un espace de vie toujours plus homogène, qui efface les anciennes frontières. Conséquence logique, les cantons romands coopèrent toujours plus et resserrent les liens qui les unissent ; une multitude d’accords et d’associations, qui vont des transports à la culture, conforte le tissu régional. Sans surprise, ces phénomènes renforcent la confiance d’une région qui croit davantage en ses qualités qu’autrefois. Du coup, elle se perçoit moins en petit frère protégé par le grand frère alémanique, mais cherche au contraire à faire valoir son point de vue sur l’échiquier fédéral ; ainsi, les responsables romands, élus politiques ou décideurs administratifs, conduisent désormais souvent des opérations de lobbying concerté pour mieux défendre leurs intérêts communs face à Berne ou Zurich.

Cette volonté de s’affirmer complique encore la bonne vieille dialectique séculaire qui unit et sépare germanophones et francophones. On dit parfois que les Suisses s’entendent parce qu’ils ne se comprennent pas. Il est vrai que la connaissance réciproque des langues n’est de loin pas à la hauteur de l’image donnée à l’extérieur : nombre de Romands rechigne à parler l’allemand, tandis que de l’autre côté de la Sarine, les esprits s’enferment dans le dialecte où se tournent vers l’anglais. Mais surtout, la compréhension verbale n’est qu’un aspect de différences culturelles profondes, ancrées dans les siècles. Autrement dit, même quand ils utilisent les mêmes mots dans la même langue, Romands et Alémaniques n’expriment souvent pas la même pensée, sans même forcément en être conscients.

Dans trois domaines, les Romands ont d’autres perceptions que leurs compatriotes : la vision de l’Etat, l’exercice du pouvoir et le rapport aux étrangers. Héritiers d’une latinité que les Burgondes n’ont pas effacée, adossés à la France, patrie linguistique et source culturelle, les Romands ont une image de l’Etat plus positive que les Alémaniques ; dans leur espace mental, il représente une constante utile de l’histoire et une protection. De même, frottés aux principes républicains, éloignés de la tradition des Landesgemeinde, ils sont moins méfiants à l’égard de la démocratie représentative et moins enclins à idéaliser les votations populaires ; dans leur relation au pouvoir, le parlement, la justice, les institutions en général sont des références qu’ils contestent peu et sur lesquels ils tentent de s’appuyer. Enfin, les Romands se montrent plus ouverts dans leur rapport aux étrangers, moins inquiets face à l’extérieur ; en fait, loin d’être meilleurs que les autres Suisses, ils habitent depuis la nuit des temps dans une zone de passage et d’immigration, où se multiplient les influences et les arrivées ; par conséquent, nécessité fait loi : ils ont dû apprendre à intégrer d’autres cultures ; une fois encore, la conscience de leurs dépendances et une vieille habitude de composer avec le destin les ont incité à tirer avantage de ces métissages plutôt que de les rejeter.

Cette triple différence crée le Roestigraben. Il apparaît dans le résultat des votations quand le sujet soumis au peuple porte sur l’un des trois thèmes évoqués ; on voit alors la part francophone donner systématiquement des résultats plus favorables à l’ouverture ou à la défense des politiques institutionnelles. Certes, d’autres paramètres jouent un rôle important dans la structuration de l’opinion ; le clivage entre les villes et la campagne, le niveau de formation ou la situation économique du citoyen offrent des grilles de lectures pertinentes. Toutefois, le fossé culturel entre les deux côtés de la Sarine ne disparaît pas pour autant ; fruit du temps et de l’histoire, il perdure. En outre, ces différences de sensibilité ne se voient pas qu’au soir des votations ; imprégnant les mentalités, elles se lisent au quotidien dans l’ensemble des relations qui animent le ménage helvétique. En simplifiant fortement, on pourrait dire que les « welches », comme les appellent les Alémaniques, sont moins liés au passé mythique des Confédérés, plus européens et plus à gauche.

En réalité, le Roestigraben est une chance. Il représente moins un obstacle que la Confédération a su dépasser qu’une opportunité offertes par l’histoire et la géographie. Au sud des Alpes, la pensée italienne lèche les flancs du Gothard ; sur le plateau, la francophonie et les régions germanophones se rencontrent. Ces lignes de partage procurent à la Suisse l’avantage concurrentiel incroyable de pouvoir jouer avec plusieurs grammaires culturelles européennes. Dans cette optique, la Sarine n’est pas un trait menaçant qui divise un tissu commun, mais un fil d’argent qui coud habilement des pièces disparates.

Or, malheureusement, sous l’effet d’un nationalisme qui n’aime ni les différences, ni les questions, l’apport des deux cultures minoritaires est nié. Au lieu de se réjouir de pouvoir bénéficier de confrontations d’idées fécondes, la Suisse dépense une énergie considérable pour produire de l’uniformité. Concrètement, deux attitudes s’opposent. D’une part, l’hymne au miracle helvétique, exemple d’harmonie entre les cultures, domine les concepts et les discours ; et la coexistence pacifique entre Alémaniques, Romands, Tessinois et Romanches représente probablement la réussite la plus valorisée du pays. D’autre part, l’angoisse à l’idée d’un quelconque affrontement se manifeste sans relâche. La grande majorité des textes traitant du Röstigraben tentent d’établir qu’il n’existe pas, qu’il n’existe plus ou que, par chance, il s’apprête à disparaître. Par ailleurs, à chaque votation fédérale, quatre fois par an, les médias s’inquiètent : le pays va-t-il se diviser ? L’écart entre Romands et Alémaniques sera-t-il faible ou significatif ? Aura-t-il le bon goût de se situer à l’intérieur du même camp ? Parfois, il semble que l’homogénéité du scrutin prime sur son résultat. Ainsi, quand le Röstigraben s’est fait discret, les journalistes exultent : « la Suisse est unie, la Suisse est unanime » ; le soulagement s’entend dans toutes les voix du dimanche soir, fait la une du lendemain, remplit d’aise la classe politique. N’est-ce pas étonnant pour un ensemble officiellement si fier de sa diversité ?

Naturellement, l’escamotage du Röstigraben ne le supprime pas. Au contraire, il l’entretient, interdisant son traitement. En clair, il empêche de saisir les réalités historiques ; il prive les esprits d’un décodage utile des préjugés ; il fausse la nature des rapports existants ; il exclut tout usage fécond de divergences porteuses de sens. Dès lors, les vieux clichés remplacent une vraie dialectique. Du côté sud, les Romands seraient légers, insouciants, désordonnés, peu fiables, peu sérieux, sans profondeur, volontiers râleurs, souvent égoïstes, dépensiers, plus enclins à s’amuser qu’à travailler ; par contre, ils se feraient pardonner par une bonhomie sympathique et une sorte de créativité joyeuse. Du côté nord, les Alémaniques seraient durs, carrés, lents, rustiques, lourdauds, obstinés, ennuyeux, étroits d’idée, intolérants ; par contre, ils se montreraient pragmatiques, économes, responsables, sérieux, fiables, solides, compétents, ambitieux, travailleurs, aptes à gérer, décider, commander. Ces caricatures sont aussi fallacieuses que réductrices. Elles soulignent la distance entre une vraie confrontation culturelle et le « prêt à penser » qui compense son absence. Elles mettent en relation l’ignorance de l’autre et la méconnaissance de soi. Elles indiquent combien l’interrogation identitaire fait sens, non comme validation, mais, à l’inverse, comme dépassement des préjugés. Finalement, l’ancienne Conseillère fédérale Ruth Dreifuss a donné la définition exacte du regard qu’il convient de poser sur une réalité incontournable : « le Röstigraben me paraît en dernière analyse moins dangereux, pour la cohésion de ce pays, que l’emploi d’un parler caoutchouteux qui en estomperait systématiquement les contradictions, les antagonismes, voire tout simplement les différences. »

Le climat nationaliste, qui s’est fortement développé ces vingt dernières années sous l’impulsion du parti populiste UDC, pose un vrai dilemme à la Suisse romande. Sa nature d’espace culturel sans cadre institutionnel, son statut de petit carrefour dépendant de ses voisins l’ont toujours incitée à se faufiler, à contourner l’obstacle, à se faire oublier ou à revendiquer ses droits suivant les circonstances. Exagérant parfois sa petitesse, elle sait réclamer les protections fédéralistes du système suisse ; drapée dans sa culture, elle sait également se distancier de la tutelle alémanique quand ça l’arrange. Aujourd’hui toutefois, l’émergence d’une sorte de « suissitude monoculturelle » rend plus difficile cet opportunisme. Dynamique, bien portante, la Suisse romande a la capacité de mieux s’organiser par elle-même et de faire entendre sa différence. Le veut-elle ? S’affirmer davantage, c’est aussi s’exposer, prendre des risques, perdre cette nature insaisissable qui permet de tirer son épingle du jeu en transformant sa faiblesse sur l’échiquier politique en liberté sociétale.

Un jeu du même ordre s’établit entre la région et la France. La grande voisine irrigue la Suisse romande par sa littérature, ses médias, sa vie politique et culturelle au sens large du terme ; elle l’intègre dans une communauté linguistique qui la rend plus vaste ; elle fait rempart contre une pénétration de l’Allemand ou de l’Anglais. Par contre, elle ne lui accorde ni soutien économique, ni reconnaissance. Autrement dit, le minuscule marché culturel romand est aussi vivant que précaire. La survie des médias n’est pas garantie, ni celle des éditeurs. Si une pure logique de marchés s’appliquait, sans le soutien des pouvoirs publics, l’activité culturelle serait aussitôt en péril. Dans l’immédiat, une foule d’auteurs, des publications en tout genre et de très nombreux théâtres animent la région. En marge de la France, leur position les place dans une situation ambiguë. D’un côté, leurs travaux n’ont pas d’impact sur la scène parisienne ; de l’autre, leur relatif anonymat et leur absence de la course à la gloire les protège et les stimule. Le critique Jean Starobinski a donné une évaluation de cette situation qui a marqué les esprits ; pour lui, les auteurs romands sont installés dans « un décalage fécond ». L’écrivain et Professeur Daniel Maggetti explicite ce phénomène comme suit : « les auteurs romands sont dans une situation paradoxale : ils sont à la fois bien protégés – sans subvention et sans mesure culturelle de protection des minorités, l’édition romande cesserait aussitôt – et totalement frustrés, dans la mesure où ils restent de parfaits inconnus. » A nouveau, face à une marchandisation croissante de la vie intellectuelle et à l’émergence d’acteurs globaux, la Suisse romande va probablement devoir s’affirmer davantage pour exister ; la stratégie de l’invisibilité créatrice sur les flancs de la France pourrait ne pas être une réponse éternelle.

Au fond, la Suisse romande s’est toujours définie avec succès par une alternance entre intégration et opposition aux espaces voisins, suivant les thèmes et les circonstances. A l’est finit sa langue et commence sa vie fédérale ; à l’ouest s’ouvre sa patrie linguistique et s’achève son influence politique. Elle partage de nombreuses valeurs avec l’espace germanophone : pragmatisme, sérieux, sens de la mesure, goût du consensus, peur des conflits, recherche de la stabilité, souci de l’environnement ; d’autre part, plus de deux siècles de compagnonnage ont créé des habitudes et des repères communs ; la poste, les chemins de fer, le franc sont autant d’institutions qui rassemblent les cœurs et les esprits. Mais quand elle se voit écartée du pouvoir, elle se découvre des inclinations fortes pour la culture française et se détourne provisoirement de la scène fédérale. A l’inverse, quand elle se sent snobée par la France, elle se réjouit d’appartenir à un système politique diamétralement opposé à celui de l’hexagone et ne manque pas d’ironiser sur la « monarchie républicaine » et ses travers. Autrement dit, les Romands sont eux-mêmes, chaque fois qu’ils constatent qu’ils ne sont ni Alémaniques, ni Français. Cette identité à géométrie variable est à la fois le privilège et la rançon de son statut. Par conséquent, on ne naît pas Romand, on le devient. C’est l’expérience de la différence, la découverte que la langue française n’a pas d’impact à Berne ou Zurich, la compréhension que le dialogue interculturel relève plus du mythe que de la réalité qui font que le citoyen suisse francophone se construit peu à peu une conscience romande.

A l’intérieur de ce dispositif, Genève occupe une place un peu particulière. D’une part, elle se veut internationale, reliée directement au monde, dispensée des liens avec son environnement immédiat. Pourtant, si elle accueille de très nombreuses organisations internationales, cela ne signifie pas encore qu’elle s’inscrit dans le même esprit ; en tout cas, l’observation montre que les résidents venant du monde entier et les autochtones se côtoient sans obligatoirement se mêler. D’autre part, la sociologie de la région est en harmonisation croissante ; ce n’est donc pas seulement Genève mais l’ensemble du bassin lémanique qui sont urbains et cosmopolites. Enfin, sa vie quotidienne, son développement et son destin sont fortement liés aux espaces plus vastes. En réalité, Genève est souvent à la Suisse romande ce que cette dernière est à la Suisse : très active chaque fois qu’il s’agit de faire valoir ses intérêts, distante quand elle peut vaquer à ses occupations sans trop se préoccuper de ses voisins. Au final, le positionnement genevois est multiple, international, helvétique, romand. Mais c’est manifestement la dernière dimension qui tend à se développer depuis deux décennies. Les coopérations entre Vaud et Genève s’accélèrent ; on parle désormais de métropole lémanique ; les habitants vivent dans un espace commun en se souciant toujours moins des frontières administratives.

Quel que soit le système envisagé, les francophones sont divisés, du moins pour l’instant. Au plan du fédéralisme suisse, ils vivent dans six cantons, ainsi que dans la portion jurassienne de Berne. S’agissant du système de nomenclature des unités territoriales statistiques (NUTS) établi par Eurostat, qui découpe la Suisse en sept régions, ils occupent à la fois la Région lémanique (Vaud, Valais, Genève) et une partie de l’Espace Mittelland (Berne, Fribourg, Soleure, Neuchâtel, Jura). Pourtant, les liens forts et anciens qui les tiennent donnent une réelle cohérence à leur espace culture ; et cet espace construit aussi peu à peu son organisation et ses politiques. Mieux, l’absence de cadre institutionnel global renforce parfois le sentiment d’appartenance. Depuis toujours, au-delà des structures qui les abritent, les Romands habitent un destin commun.