Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
D’un naturel prudent, les Suisses n’attendent pas de miracle du pouvoir politique. Ils savent que leur système est une grande complication qui ne donne pas souvent l’heure exacte. Ils acceptent que le Conseil fédéral semble souvent plus à l’aise dans la procrastination que dans la vision prospective. Ils ont même pris l’habitude de voir le Collège se transformer en billard à sept bandes sur lequel chaque élu joue davantage sa trajectoire personnelle que la sagesse collective. Toutefois leur tolérance à la modestie de l’action gouvernementale pourrait diminuer tant l’exécutif paraît aujourd’hui somnolent.
Alors que la guerre ravage à nouveau notre continent, le Conseil fédéral paraît incapable d’adapter la Suisse aux défis géopolitiques, ni même de réparer la faute stratégique que fut l’enterrement de l’accord-cadre européen. Son principal souci est de se situer au-dessus de la mêlée, de conserver les traditions sans les interroger, tout en laissant les Chambres fédérales se débrouiller. Dans sa dernière interview au Temps, le président de la Confédération Alain Berset confirme cette analyse. Préférant la sérénité à l’action, il entend rester concentré sur les fondamentaux que sont les bons offices et une neutralité réglée par le droit en vigueur. Statique, son message suggère que l’intérêt de la Suisse serait de rester immobile dans un monde bouleversé.
Certes, préserver les principes existants est une belle ambition. Mais elle devient dangereuse si elle conduit à nier la réalité. D’une part, les fondamentaux évoluent. Tel comportement ancré dans l’Histoire sera demain obsolète. D’autre part, ce qui semble essentiel à la Suisse ne l’est pas pour d’autres démocraties. Nul ne peut définir seul les repères de la communauté internationale. Enfin, le morcellement de la politique suisse dû à la combinaison du multiculturalisme, de la démocratie directe et du système proportionnel implique en contrepoids un Conseil fédéral dynamique et déterminé. Son rôle n’est pas celui d’un arbitre, mais d’un acteur courageux.
Hélas, dans une évolution préoccupante, l’exécutif fédéral tend à se muer en exécutant. Plus précisément, il se réfugie dans une sorte de cocon protecteur qui le transforme en bureau central du conformisme helvétique. Ce processus de désengagement débute en 2014. Alors qu’une initiative UDC attaque la libre circulation des personnes, le Conseil fédéral gère ce scrutin vital de manière pusillanime. Puis, après avoir subi une défaire majeure, il laisse le parlement bricoler une loi d’application qui videra l’initiative de son contenu. Cet abandon de compétences régaliennes préfigure la rupture de 2021. Face au projet d’accord-cadre, il convenait de faire des choix, puis d’obtenir des précisions sur les points jugés centraux, afin de lancer hardiment la bataille. Par gain de paix, les citoyens auraient accepté un compromis défendu avec conviction. Dans sa logique de refus du combat, le Collège préféra jeter l’éponge. Il est d’ailleurs à craindre qu’il persiste à privilégier son confort en tergiversant à nouveau aussi longtemps que possible.
Cette incurie n’est pas une question de personnes. En temps de crise, une addition d’élus aux objectifs antagonistes ne peut produire que de l’incohérence ou de l’insignifiance. Ses visions communes se réduisent mécaniquement à des postures lénifiantes ou conservatrices. Or la réussite de la Suisse exige désormais de l’audace. Les défis du siècle ne sont pas solubles dans la passivité. Les citoyens d’aujourd’hui ne se contentent plus d’une célébration des mythes identitaires. Et les dernières errances des Chambres sur la réexportation d’armes montrent qu’elle ne compenseront pas à chaque fois l’absence de gouvernail. Il est donc impératif que le Conseil fédéral repense son rôle et pourquoi pas son fonctionnement. Dans l’immédiat, alors que l’Ukraine lutte pour sa survie, face à des critiques européennes toujours plus vives, il se contente d’habiter un monde parallèle et vitrifié.
Comme les fêtes de fin d’année, les élections au Conseil fédéral permettent le retour de quelques mélodies chères à nos cœurs. « Le modèle suisse est merveilleux, le partage du pouvoir remarquable, la simplicité de nos élus charmante. Et quelle autre démocratie pratique le consensus avec autant de finesse ? » Sans vouloir ternir la joie parfaitement légitime du Jura, ni les qualités certaines des deux nouveaux Conseillers fédéraux, l’honnêteté oblige à dire que cette liturgie ressemble à la légende du Père Noël déposant ses cadeaux dans les chaussures des enfants sages.
L’élection d’Elisabeth Baume-Schneider n’a pas souhaité honorer un jeune canton, encore moins donner une majorité aux Romands, ni même confier à une battante de gauche la mission de bousculer les affaires en cours. En plus de divers calculs personnels, elle tient surtout à la volonté de la Droite de nuire à la Gauche dans l’optique des élections fédérales de 2023. Priver les Socialistes de relai en Suisse alémanique doit les affaiblir, les rendre responsables d’une domination romande dresser contre eux Zurichois et Bâlois. On retrouve le jeu qui avait vu le soutien massif de la Gauche à Guy Parmelin. Il ne s’agissait nullement de servir les Vaudois, mais bien de priver l’UDC du virulent Aeschi pour lui infliger un représentant aussi pâle que possible. L’élection au Conseil fédéral est donc toujours un rapport de force, où il importe souvent davantage d’empêcher l’adversaire d’avancer plutôt que de faire progresser la Suisse.
La répartition des Départements au sein du collège obéit à des mécanismes similaires. Un mélange d’alliances brutales, de croche-pieds et de replis tactiques produit une répartition qui s’avère souvent une erreur. Au final, chaque élu doit d’abord protéger sa citadelle des six autres, défendre ses dossiers et assurer sa survie politique, dans un jeu collectif très souvent bloqué. Il en résulte que la qualité de décision du collège est fréquemment inférieure à la valeur des personnalités qui le composent.
On est donc loin de la belle intelligence du modèle suisse que célèbrent les cantiques. Pire, la cohésion de l’équipe, sa cohérence, son efficacité et sa capacité de défendre le bien commun, ces paramètres essentiels ne jouent pas de rôle dans la formation du Conseil fédéral. Autrement dit, nul n’imagine l’exécutif renouvelé produire demain les visions dont le pays a besoin. Energie, santé, social, fiscalité, digitalisation, neutralité, Europe, tous les grandes questions devront se contenter de réponses étriquées, visant surtout à prolonger une procrastination élevée au rang de stratégie.
Datant du 19ème siècle, les institutions helvétiques ont rendu de bons et loyaux services. Mais leur rusticité est devenue un handicap. Certes, le système de gouvernement pourrait être réformé. Hélas, jamais revus toujours encensés, les mécanismes existants sont devenus autobloquants. Omnipotente, la démocratie directe ferait échouer la moindre retouche de l’architecture fédérale. Tout projet de rénovation serait balayé comme un crime de lèse-identité. Reste la politique. Rien n’empêcherait les partis classiques d’écarter l’UDC populiste du Conseil fédéral. Hélas, un mélange de lâcheté et de clientélisme a réduit peu à peu l’exécutif à un mini-parlement élu à la proportionnelle. Pudiquement, ce renoncement politique a été nommé « concordance arithmétique », ce qui constitue un splendide oxymore.
L’ultime et mince espoir de voir un gouvernement courageux relever enfin les défis du siècle repose donc sur les citoyens. En 2023, ils peuvent affaiblir les populistes et renforcer le camp de la raison. Faute de quoi, ils subiront une médiocrité fédérale irréversible, générant ces difficultés économiques que les riches croient toujours réservées aux autres. La Suisse pourra toujours chanter ses comptines de Noël, mais l’Histoire ne lui fera plus de cadeau.
Avec un talent indéniable, la Suisse tente souvent d’ignorer les défis centraux pour se perdre dans les nuages ou s’enfouir dans les détails. Face à un obstacle, soit elle multiplie les colloques qui redéfinissent le monde, inventent la société idéale, théorisent l’écologie, réclament une autre Europe ou élaborent la démocratie parfaite. Soit, avec le zèle d’une taupe minutieuse, elle creuse des galeries dans le nano juridisme et la bureaucratie pointilleuse. Dans les deux cas, elle travaille à ne pas traiter le problème qui l’interroge.
On appelle syndrome de Gulliver la difficulté qu’éprouvent certaines personnes à situer leur action au bon niveau. Indécises, anxieuses, perfectionnistes ou disposant parfois d’un haut potentiel, elles peinent à gérer leur existence, préférant se réfugier dans les grandes idées ou se cacher dans des tâches minuscules. Gulliver, le héros de Jonathan Swift, n’est jamais de la bonne taille au bon endroit. Géant chez les Lilliputiens, nain au pays de Brondingnag, il est en constante inadéquation avec les sociétés qu’il visite. Le syndrome qui porte son nom évoque la fuite dans l’inatteignable ou l’insignifiance.
Aujourd’hui, la Suisse est pétrifiée face à la guerre qui ravage son propre continent. Alors que l’invasion de l’Ukraine défie les démocraties européennes, elle se complaît dans les grandes théories sur la neutralité ou les arguties juridiques pour savoir si des munitions vendues à l’Allemagne peuvent être transmises au pays agressé. Certes, elle a repris les sanctions européennes contre la Russie, mais elle reste isolée de sa famille géopolitique. Autrement dit, elle se montre incapable de régler la question fondamentale, celle de sa relation institutionnelle avec l’Union. En fait, elle a rompu les négociations sur l’accord-cadre pour se débarrasser d’une interrogation existentielle qu’elle n’a pas le courage d’affronter.
Trente ans après le refus de l’EEE, la Suisse a rejeté le traité qui lui aurait permis de sécuriser ses relations avec l’Europe. Or, cette fois, une solution de rechange sera très difficile à trouver. La rupture des négociations a saboté la voie bilatérale qui constituait déjà le Plan B compensant le vote négatif de 1992. En réalité, depuis trente ans, la Suisse ne parvient pas à prendre en mains son destin de pays européen situé au cœur de l’Union et profondément intriqué dans son développement. Elle préfère cultiver l’illusion de pouvoir éternellement accéder au grand marché européen sans clarifier son statut, tout en promettant de le faire un jour.
Cette incapacité de traiter une question clé ne dérange guère une opinion anesthésiée par les vieux récits europhobes. Quant à ceux qui veulent la résoudre, ils répètent le syndrome de Gulliver avec une application remarquable. Certains, lassés des bricolages, rêvent d’une adhésion dont ils savent qu’elle est aujourd’hui inconcevable. D’autres, misant sur une récente embellie de la relation, imaginent une stratégie salami faite de tranches de sous accords-cadres rendues plus favorables à la Suisse par des juristes inspirés. Dans ces approches, les seule voies réalistes sont négligées précisément parce qu’elles sont opérationnelles. La première consisterait à repêcher l’accord-cadre complété de précisions levant certaines craintes et permettant aux opposants de sauver la face. La seconde passerait par une relance de l’EEE, option présentant de nombreux avantages matériels et politiques. Dans l’immédiat, pathologie révélatrice, seules des solutions inexistantes ou inatteignables sont discutées.
Alors que les défis du siècle se multiplient et que la guerre est de retour en Europe, il est urgent que la Suisse apprenne à situer son action au niveau prioritaire et pertinent. Nécessité fait loi. Faute de quoi, dans un rétrécissement inéluctable, elle n’évoquera bientôt plus qu’une seule étape des voyages de Gulliver, celle d’une île oubliée quelque part et peuplée de Lilliputiens.
Texte publié dans la revue Choisir de juillet-septembre 2022
Le doute est à la pensée ce que l’eau est à la vie. De même qu’un fleuve irrigue et abreuve tout ce qui pousse et respire, il stimule nos réflexions. Et de même que le courant érode les rochers, il interroge nos convictions quand elles menacent de se vitrifier. Autrement dit, la qualité de nos idées doit beaucoup à la vivacité du doute qui les accompagne. D’autre part, le doute est le moteur de la raison. Il nous rappelle qu’une décision pertinente appelle l’interrogation des faits. Mais il nous incite aussi à nous contenter du meilleur choix possible, sans chercher une solution parfaite et insaisissable.
Or ces deux principes, les choix réfléchis des individus et le primat de la raison, sont au cœur de la démocratie. En tant que fille des Lumières, elle est aussi celle de l’esprit critique. Toutefois, dans un paradoxe frappant, le doute carburant indispensable de la démocratie peut aussi en devenir le poison.
Premièrement, autant le questionnement le plus vif peut alimenter les débats qui précèdent une élection ou un référendum, autant le résultat d’un scrutin correctement organisé doit être accepté sans discussion. La démocratie est une convention fragile qui exige un respect absolu du suffrage universel. Deuxièmement, si l’intégrité des institutions est mise en doute quoi qu’elles fassent et quoi qu’elles disent, alors la société entre dans l’ère du soupçon. La démocratie est un processus délicat qui requiert une distinction claire entre les faits établis et l’éventail des opinions allant des idéologies aux mensonges.
En fait, la notion clé qui permet aux citoyens de faire bon usage du doute, c’est la tolérance à l’incertitude. Grâce à elle, chacun admet que la démocratie entretient des discussions en perpétuel mouvement et produit des orientations toujours sinueuses. Les minorités partent alors du principe que les temps changent et peuvent à terme leur donner raison. La majorité sait que rien n’est jamais acquis et que demain n’est pas aujourd’hui. Le doute devient un aiguillon qui stimule le système sans l’empoisonner.
Hélas, le drame de nos sociétés contemporaines est qu’elles se montrent toujours plus allergiques à l’incertitude. Différents phénomènes expliquent cette attitude. Tout d’abord, nous vivons dans des sociétés globalisées, qui entretiennent les unes avec les autres une multitude d’interdépendances. Les repères politiques traditionnels semblent disparaître dans un immense terrain vague plein d’enjeux inconnus. De plus, la complexité des problèmes soumis aux citoyens s’est fortement accrue. Aujourd’hui, il n’est pas rare que, dans un même dossier, une affirmation et son affirmation contraire soient toutes les deux exactes. Enfin, les révolutions technologiques et les réseaux sociaux ont atomisé les consciences, qui ne partagent plus de récit commun et tendent à perdre de vue l’intérêt général. Dans une sorte de pointillisme mental, chacun s’éparpille dans une infinité de flux numériques ou se recentre sur son ego.
La conjonction de ces évolutions crée un sentiment diffus et croissant d’angoisse existentielle. Plus rien ne semble compréhensible dans un monde trop vaste, trop compliqué, balayé de surcroît par les tempêtes d’émotions brutes qui envahissent les écrans en tout genre. Dès lors, le citoyen déboussolé semble prêt à tout pour retrouver des certitudes apaisantes. La brutalité, le populisme, les positions tranchées des extrémistes, tout ce qui lui offre des explications simples le séduit. La désignation de boucs émissaires le mobilise. La dénonciation de prétendus complots le rassure. Il n’est pas dupe. On ne peut pas le rouler. Il sait pourquoi tout va mal. Il connaît les fautifs même s’il ne peut pas les nommer. Dans ce monde fou, il a enfin des réponses.
Dans ce tourbillon de peurs et de certitudes frelatées, les apprentis dictateurs prospèrent, fournissant aux égarés les repères qui leur manquent. Menteurs, ils éliminent la complexité. Manipulateurs, ils remplacent le bien commun par leurs croisades. Messianiques, ils prétendent avoir le droit de renverser la table pour sauver un territoire, la civilisation ou le peuple dont ils se proclament les seuls représentants.
Aujourd’hui, certains reprochent à la démocratie de ne pas apporter les clartés qu’ils attendent. Parce qu’elle ouvre le champ des possibles, elle est infiniment précieuse. Mais parce qu’elle ne fixe pas de limite à ses développements, elle contient une grande part de mystère qui peut s’avérer effrayante. Démarche imparfaite, jamais achevée, souvent décevante, elle requiert beaucoup de patience et l’acceptation de perspectives aléatoires. Pour nombre de nos contemporains, ces exigences semblent trop lourdes. Ils leur préfèrent les fausses légèretés des postures radicales ou des régimes autoritaires. Ils aspirent à la paix du simplisme et rejettent l’angoisse des équations qui ne sont jamais complètement résolues.
La démocratie est la seule méthode offrant la liberté aux citoyens. Mais comme la liberté, elle a son prix. Chacun doit travailler à son bon fonctionnement par sa réflexion et sa participation, tout en acceptant qu’elle puisse lui donner tort quels que soient les efforts consentis. Tout projet de société doit passer par elle, sachant que parfois elle les fait tous échouer. La démocratie est une sorte de promesse extraordinaire, dont nul ne sait si elle sera tenue. Elle est le miroir politique de la condition humaine, dont la beauté tient à son extrême et parfois douloureuse incertitude.
Lettre ouverte à Madame Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, publiée dans Le Temps du 21 octobre 2021.
Madame la Présidente,
Permettez à un citoyen suisse de s’adresser à vous, malgré la rupture de négociation que son gouvernement a cru bon d’effectuer avec l’Union européenne. J’imagine la lassitude qui doit vous saisir à chaque évocation d’une Confédération dont la loyauté n’est pas la première qualité, bien qu’elle profite fortement du projet européen. Aveugle, mon pays n’a toujours pas compris la force de l’intégration et croit mieux défendre ses intérêts en la freinant qu’en la favorisant. Arrogant, il estime que ses vertus doivent lui garantir des conditions d’accès au marché moins contraignantes que celles exigées des Etats membres.
Pour autant, je me permets par ces lignes de solliciter la bienveillance de votre Commission. Si je crains que les îles britanniques ne puissent être délivrées de leurs rêves d’Empire retrouvé, je crois que l’ilot helvétique peut encore être détourné de son isolement orgueilleux. Mais pour ce faire, il a besoin de votre aide. Or celle-ci ne doit pas se concrétiser par l’octroi de concessions supplémentaires, en l’absence d’une stratégie de sortie de crise. Il ne s’agit pas de punir la Suisse, ni même d’accentuer les effets négatifs de sa marginalisation pour la conduire à réviser ses jugements. De manière plus existentielle, il est temps de l’aider à résoudre la question européenne qu’elle ne parvient pas à trancher.
Le rejet de l’accord cadre, qui représentait pourtant un compromis typiquement helvétique, ne repose pas que sur un souverainisme sourcilleux. Il tient beaucoup à l’incapacité des Confédérés de s’unir. Il constitue la décision qui masque l’impossibilité de décider. Aveu de faiblesse et non de solidité, il montre l’espoir d’effacer un problème en lui tournant le dos. L’histoire le montre, la Suisse excelle à faire des affaires en toutes circonstances. Par contre, elle répugne à endosser les responsabilités d’un Etat acteur de la géopolitique. Aujourd’hui, elle est prise dans un double enfermement. Un nombrilisme culturel l’empêche de saisir la valeur de la construction européenne. Un blocage structurel voit ses fonctionnements archaïques ne plus parvenir à produire de stratégies cohérentes. Elle devient donc une experte en procrastination, que sa richesse lui fait prendre pour de la sagesse.
Madame la Présidente, ma conviction est que la Suisse sera un jour membre de l’UE, défendant les politiques européennes et fière de participer aux prises de décisions. Et cet objectif sera toujours le mien. Toutefois, dans l’immédiat, je reconnais qu’elle n’a pas la capacité de cette ambition. La solution transitoire est donc de montrer que le statut d’Etat tiers est une prison, dont l’Espace Economique Européen est la clé. A nous, Suisses, d’admettre que la voie bilatérale n’a plus d’avenir et que l’érosion inéluctable des accords existants nous conduit au désastre. A nous, citoyens lucides, d’ajouter que nous refusons cet enfermement de notre pays pénalisant sa jeunesse, sa relève, ses entreprises et ses valeurs. A nous, toujours, de nous battre pour que la Confédération se remette en mouvement. A vous, Européens, de signifier sans le moindre doute que le temps des bricolages est terminé et que le seul accès fluide au grand marché pour un non membre s’appelle désormais EEE. Stimulée par cette double pression, la Suisse se résignera à quitter sa prison. Trente ans après une première tentative infructueuse, elle passera enfin le seuil de l’EEE. Elle éprouvera alors le soulagement des faux rebelles quand le poids des décisions qu’ils ont eu tant de peine à prendre leur est ôté.
Madame la Présidente, la Suisse est fille de l’Europe. Etourdie par sa réussite, elle a parfois besoin d’être rappelée à la raison. En ne cédant pas à ses caprices mais en lui désignant d’une main ferme la voie qui peut la délivrer de ses tourments, vous témoignerez de votre souci de son destin.
En vous remerciant d’avance de votre action si nécessaire, je vous prie de croire, Madame la Présidente, à l’assurance de ma haute considération.