Seule une régionalisation de la Suisse sauvera le fédéralisme

François Cherix et Philippe Pidoux, secrétaire général et coprésident du mouvement  » Union Vaud-Genève – Pour une Suisse des régions « , répondent à l’article de Michel Rey et Martin Schuler ( » Le Temps  » du 9 août sur le fédéralisme et l’aménagement du territoire. Ils estiment que l’alternative n’est pas entre un fédéralisme à sept ou à vingt-six mais entre fédéralisme et centralisation rampante.

Dans une réflexion en profondeur sur le fédéralisme suisse, sa légitimité, son efficacité, son avenir, Michel Rey et Martin Schuler examinent les avantages et les inconvénients d’un système à sept ou à vingt-six cantons. Pour des raisons de légitimité et d’équilibre intérieur, ils se prononcent en faveur du statu quo, voyant dans le projet de péréquation financière entre la Confédération et les cantons l’instrument institutionnel d’un renouveau du fédéralisme. Nos analyses nous conduisent aux conclusions inverses, et nous plaidons sans détour pour une recomposition de la Suisse en cinq à neuf régions, par union progressive des cantons. A vrai dire, nous partageons une bonne part de l’argumentation développée. Par contre, elle nous paraît incomplète, certaines données importantes n’étant pas prises en compte.

En fait, les lacunes de l’évaluation apparaissent dès les constats. Certes, les auteurs ont bien souligné l’existence des régions. Ces nouvelles zones de cohérence territoriale sont réelles. Elles ont été créées par l’activité au quotidien des habitants. Aujourd’hui, rien n’est plus banal pour les membres d’une même famille que de loger dans un canton, travailler dans un autre, étudier dans un troisième. A tel point que l’on peut parler d’explosion des frontières cantonales. Mais un deuxième constat s’impose, fondamental, et pourtant totalement négligé par MM. Rey et Schuler : Parallèlement à l’apparition de grandes régions, on assiste à l’affaiblissement constant des vingt-six micro Etats composant la Suisse. Excepté Zurich, aucun d’entre eux n’est plus en mesure d’effectuer seul les tâches même limitées d’un Etat fédéré. Dans des domaines essentiels tels que la santé, le social, la formation, la sécurité, les transports, les cantons doivent désormais se grouper pour faire face.

Or, qui dit union sur un thème dit concordat. Et qui dit concordat dit lourdeur, lenteur, complexité, déficit du contrôle démocratique. Simultanément, la Confédération se voit contrainte d’intervenir de manière croissante pour réguler une jungle à vingt-six. Sur des thèmes majeurs, on assiste donc à une véritable évaporation de la puissance publique dans un quatrième niveau de concordats à géométrie variable et de lois fédérales. Ce diagnostic est si largement partagé que les députés cantonaux cherchent activement un moyen pour reprendre en main ce nouvel étage virtuel. Etrange de voir que jamais nos auteurs n’abordent ce thème. Ils veulent voir dans la régionalisation la simple recherche de l’efficacité. Cette dimension du problème est évidente, mais le fond du problème est politique.

A notre sens, l’équation est simple. Soit on maintient à tout prix les vingt-six cantons actuels, avec la quasi certitude de les voir se réduire à de simples zones administratives coiffées par une nébuleuse de concordats et de lois-cadre. Soit on passe progressivement à des cantons plus grands, moins nombreux, avec l’objectif de leur garder un sens, une viabilité et une crédibilité politique. Le choix est donc moins entre légitimité et efficacité, comme l’imaginent nos chercheurs, qu’entre fédéralisme d’exécution et fédéralisme démocratique. Pour notre part, nous croyons à un fédéralisme qui donne aux cantons les moyens d’exister, dans tous les aspects de la vie publique.

On le voit, nos prémisses et nos objectifs diffèrent et donc, naturellement, nos solutions. Restent les critiques faites à une organisation de la Suisse en quelques grandes régions. Un tel dispositif serait plus efficace, dit-on, mais moins légitime. Et pourquoi donc ? En quoi une coque vide serait-elle plus légitime qu’une structure vivante ? Du point de vue des citoyens, l’affaire est claire. Ils sont en train d’adopter la dimension régionale. A terme, les actuelles frontières cantonales seront pour eux davantage des obstacles que des repères. C’est précisément la population qui souffre d’un morcellement politico-administratif compliquant sa vie et sa mobilité socio-économique. En créant les régions, les habitants génèrent aussi une conscience et une identité régionale, parfaitement légitimes. D’un point de vue historique, les cantons sont à l’évidence le fruit reconnu du passé. Mais l’histoire n’est pas la simple vénération de situations intangibles. Elle est davantage la compréhension et l’intégration de mutations constantes. En outre, au fil des siècles, les institutions ont toujours fini par s’adapter aux hommes, et non l’inverse. Autrement dit, toute structure rendue obsolète par la réalité se transforme pour survivre. Pourquoi, en toute légitimité, les cantons ne pourraient-ils s’unir, se regrouper, se redessiner, comme le font certaines communes ?

L’autre grief fait au fédéralisme à sept tient aux équilibres intérieurs. Une diminution du nombre de cantons créerait une situation à la belge et des affrontements permanents entre régions. Cette question des équilibres est délicate. La Suisse reste un projet permanent, une nation de la volonté, un partenariat parfois précaire et souvent menacé. Dire que le statu quo est satisfaisant ne correspond pas à la réalité. Au contraire, les égoïsmes sont vifs, les déséquilibres croissants. Que pèsent les petits cantons face aux grands ? Que valent les minorités face aux alémaniques ? En tout cas, l’organisation actuelle n’empêche en rien les tensions linguistiques ou le grand clivage est-ouest de se renforcer. Peut-on dès lors rester immobile ? Ce qui doit être impérativement évité, c’est la superposition du découpage territorial et des zones linguistiques. Mais ce danger est théorique, parce que les régions ne sont pas en train de se constituer en fonction de ce critère. Au contraire, on voit émerger des zones d’activité dont le multilinguisme est un des atouts déterminants. Dans cet esprit, un fédéralisme revitalisé par des régions viables, crédibles, vivantes, créatives et cohérentes ne constitue-il pas le meilleur moyen de pérenniser la volonté de vivre ensemble ?

De leur côté, que proposent les auteurs pour rénover le fédéralisme ? Rien, si ce n’est la nouvelle péréquation financière entre cantons et Confédération. Que réglera-t-elle ? Des flux financiers. En quoi les actuels vingt-six micro Etats en seront-ils politiquement revitalisés ? En quoi la nécessaire coïncidence de ceux qui payent, ceux qui décident et ceux qui utilisent en sera-t-elle rétablie ? Ce dispositif devrait permettre également de mieux départager les tâches entre Confédération et cantons. Mais comment déterminer les tâches et les compétences dévolues aux Etats fédérés si certains ont moins d’habitants que d’autres n’ont de fonctionnaires ? Comment définir l’intervention en matière de santé de manière similaire pour Zurich et Appenzell, Berne et le Jura ? Du fait des évolutions démographiques et urbaines, l’hétérogénéité des cantons est devenue telle que tout fédéralisme paritaire semble impraticable. A l’évidence, une organisation en régions réduirait considérablement l’éventail des disparités et des potentiels susceptibles d’être harmonisés. Enfin, il faut noter que le projet de nouvelle péréquation financière postule un concordat obligatoire, qui rappelle étonnement le quatrième niveau de la puissance publique déjà évoqué.

Au terme de ces quelques réflexions, il convient de se demander si l’alternative entre fédéralisme à sept ou à vingt-six est réellement pertinente. Le choix ne doit-il pas plutôt s’effectuer entre la volonté de maintenir un système fédéraliste, ce maintien impliquant nécessairement un regroupement des cantons pour qu’ils restent viables, et l’acceptation tacite d’une centralisation rampante qui ne dira même pas son nom ? En bref, pouvons-nous prétendre rénover le fédéralisme sans adapter les cantons aux nouvelles réalités régionales ? Dans leur conclusion, nos deux chercheurs s’inquiètent :  » Il y a lieu de redéfinir les règles de fonctionnement du fédéralisme, si on veut lui conserver sa légitimité et donc son efficacité. Sinon, organisation du territoire et fédéralisme pourraient devenir des frères ennemis « . Mais pourquoi n’osent-ils pas se demander si organisation du territoire et fédéralisme peuvent être disjoints ? Un pays dont la réalité sociale, économique, géographique, culturelle est composée de sept régions cohérentes et vivantes doit-il par simple respect des traditions rester coupé en vingt-six morceaux disparates ? La question a valeur de réponse.