Chiffres rouges, feu vert

« Nous ne sommes pas membres de l’UE. Cela importe peu tant que nous sommes meilleurs que d’autres et que nous défendons activement nos intérêts sur de nombreux fronts. » Non, cette affirmation n’est pas de l’ASIN, mais du Conseiller fédéral Kaspar Villiger. Non, ce n’est pas un propos hâtif ou dépassé, mais l’extrait d’un opuscule qui vient d’être envoyé aux candidats radicaux et qui a valeur de testament politique. Non, le contexte n’infirme pas l’analyse, mais la confirme clairement.

Tant que nous sommes meilleurs. Toute la Suisse tient dans ces cinq mots. D’abord, ce ton moralisant qui masque un calcul simple et froid. Tant que nous sommes plus riches, voilà ce qu’il faut entendre.

Ensuite, cette vision étriquée qui confond le destin d’un pays et l’arithmétique. Chevalier de l’ordre du quantitatif, Kaspar Villiger croit détenir la médaille à une face. Celle de l’économie, dont le revers est économique. Malgré des années aux affaires, il vénère encore cette vieille lune du « mondial en économie, local en politique ». Et pour ce chef comptable de l’Etat-gestion, le politique est ailleurs. Dans les cantons, en Europe, à l’ONU, à gauche, dans les livres ou dans les rêves. Jamais au niveau de la Confédération. A Berne, on classe, on range, on empile, on dénombre. Epuré, l’avenir s’obtient en additionnant la défense optimale du secret bancaire et la dépense minimale visant à éviter l’agitation sociale.

Enfin, cet aveuglement surréaliste qui croit que seuls les chiffres sauveront les chiffres. Comment rester meilleurs sans changer ce que nous sommes, quand précisément ce que nous sommes nous rend moins bons?

Parce que les indicateurs sont au rouge. Inutile de rappeler les déficits publics. Sans parler de la dette cumulée de la Confédération et des cantons. Inutile de souligner la stagnation cruelle et durable de la croissance. Comment se croire meilleurs si quatre cents millions ne peuvent être accordés pour la flexibilisation des retraites? Comment se voir meilleurs quand trente mille personnes s’indignent de la précarisation de leurs rentes sur la place fédérale? En tant que prédictions divines ou processus de décisions, les chiffres ont failli.

Pourquoi ne pas organiser des Etats généraux chargés d’élaborer un vrai contrat social prenant en compte les attentes de l’économie, les nouvelles formes du travail, la protection des personnes, la solidarité et les évolutions sociétales? Et pourquoi pas une instance parallèle travaillant sur les réformes institutionnelles? Oublier le Conseil fédéral sans programme. S’affranchir un instant des cloisons du fédéralisme et de la guillotine de la démocratie directe. Laisser pour une fois aux vestiaires la peur des Nationalistes. Oser avec des acteurs représentatifs l’émergence de propositions globales.
M. Villiger s’en va. La restriction de la pensée à des rubriques comptables aussi. La Suisse qui s’est toujours tenue au seuil du politique ne peut que franchir le pas. Feu vert.