Pour changer la Suisse, il faut en finir avec les néoconservateurs

En disant trois fois non le 16 mai, le peuple suisse a censuré ses dirigeants de manière extrêmement sèche. Cette explosion des projets gouvernementaux est lourde de conséquences. Les rapports de force n’en sortiront pas indemnes. Faut-il en attendre une transformation profonde du climat politique ? En tout cas, l’affaire du paquet fiscal met en lumière des évolutions significatives.

Malgré des moyens considérables, ses partisans n’ont pu convaincre. Malgré une pluie de messages alléchants, ils n’ont pu légitimer leur démarche. Malgré des appels émouvants en faveur des familles, ils n’ont pu cacher les contradictions du projet. On devine leur frustration et celle de leurs bailleurs de fonds. On entend leur amertume. Ils s’en prennent à la campagne des vainqueurs : classique, mais stérile. Ils regrettent un dispositif si biscornu qu’il ne pouvait qu’additionner les rejets : bien vu, mais trop tard. Plus vivement encore, ils fustigent la peur des réformes. D’un doigt vengeur, ils désignent les conservateurs de tous poils dont l’alliance récurrente paralyse le pays. D’une voix indignée, ils crient au refus du changement qui menace le bien-être de la population.

Analyse pertinente ou illusion d’optique ? La peur du changement explique-t-elle vraiment le refus du paquet fiscal ? Mais au fait, le paquet fiscal représentait-il un réel changement ? D’ailleurs, qu’est-ce que le changement ? A-t-il un seul visage ? Quels sont ses caractéristiques et ses effets ? Et de quels changements la Suisse a-t-elle besoin ?

S’appuyant sur les travaux de l’anthropologue Gregory Bateson et du philosophe Ludwig Wittgenstein, Richard Fisch, Paul Watzlawick et John Weakland ont théorisé la notion de changement1. Circulant librement des mathématiques à la psychologie, leur démarche éclaire avec bonheur les comportements des groupes. Tout d’abord, ils décrivent les changements se produisant à l’intérieur d’un système qui lui même reste invariant. Dans ce cas, quels que soient les paramètres modifiés, tout change sans que rien ne change. On reste dans le même cadre, quels que soient les déplacements effectués. C’est le changement de type 1. Sa meilleure illustration est celle du dormeur en proie à un cauchemar. En rêve, il peut courir, se cacher, se battre, hurler, sauter d’une falaise : aucun de ces changements ne met fin au cauchemar. Pour changer de changements, il doit se réveiller ! C’est le changement que nos auteurs qualifient de type 2. Dans ce cas, on passe d’un état à un autre, différent et disjoint du premier. Une rupture s’effectue. On change de cadre, de règles, de modèle. On quitte le domaine comportemental dans lequel on s’épuisait pour adopter de nouveaux paradygmes.
L’immobilisme cache souvent un changement de type 1 perçu à tort comme un changement de type 2. Cette confusion entraîne une incompréhension douloureuse d’un échec prévisible. La Suisse est championne de ce genre d’illusion dont le paquet fiscal constitue un bel exemple. Sous couvert de réforme et de nouvelle dynamique porteuse d’espoir, le parlement a proposé aux citoyens d’accélérer des évolutions qu’ils connaissent et dont ils ne veulent pas. Depuis des années, la classe moyenne s’érode. Depuis des années, le fossé entre hauts et bas revenus grandit. Or, les Suisses tiennent à un minimum de solidarité. Ils voient dans la fiscalité un instrument de la redistribution des richesses. En clair, le non au paquet fiscal est moins un non au changement qu’un refus de faire encore davantage la même chose.  » Mon but est de vous enseigner à passer d’une absurdité déguisée à une absurdité patente  » dit Wittgenstein. Le scrutin du 16 mai montre qu’il était absurde de voir dans le résultat des dernières élections fédérales un blanc-seing aux idéologies ultra-libérales.

S’il veut cesser de tourner en rond dans ses cauchemars, le dormeur suisse n’a d’autre solution que de changer d’état. Il doit se réveiller. Passer à un gouvernement de coalition formé sur un programme, plutôt que d’additionner des partis antagonistes au Conseil fédéral pour cacher la mort clinique de la concordance. Réformer la démocratie directe, plutôt que de l’utiliser pour justifier l’immobilisme. Construire une Suisse des régions, plutôt que de s’étriper dans un fédéralisme à vingt-six qui masque une centralisation rampante. Elaborer un vrai contrat social clarifiant les rapports économiques entre l’Etat et les citoyens, plutôt que de ficeler des pseudo-cadeaux qui augmentent les incertitudes. Entrer dans l’UE, plutôt que d’entretenir le fantasme d’une troisième voie par les négociations bilatérales. Voilà des changements de type 2 que la Suisse s’acharne à repousser en parcourant sans fin les mêmes systèmes clos.

 » C’est par la porte qu’on sort. Pourquoi personne ne veut-il utiliser cette sortie ?  » remarquait déjà Confucius, il y a vingt-cinq siècles. Le processus qui précède un changement d’état prend du temps. En psychologie, les praticiens considèrent qu’il comprend quatre phases : le déni, la résistance, l’exploration et enfin l’acceptation. Comme son nom l’indique, le déni refuse le réel, proclame la solidité de toute chose, célèbre les vieilles lunes et les pratiques obsolètes. Puis vient la résistance, où se joue le théâtre des émotions fortes. Dans une tension continue, colères, angoisses, apathies, dépressions se succèdent. L’étape suivante est celle de l’exploration confuse et curieuse. De nouvelles possibilités sont examinées. Les effets du changement sur l’avenir sont visualisés. Alors seulement l’acceptation devient possible. On quitte le port. Des plans nouveaux se déroulent.

L’interminable mutation dans laquelle se débat la Suisse présente d’étonnantes analogies avec ce processus. En 1992, refusant l’EEE, elle manque une ouverture à laquelle elle n’est pas préparée. Dès lors, elle entre en déni, récuse toute rénovation et se réfugie dans les mythes. Simultanément, l’économie s’essouffle. L’insolente prospérité chancelle. Sept ans plus tard, le rapport Bergier nomme l’indicible. L’image glorieuse du réduit alpin se déchire. Désacralisé, le passé n’offre plus de certitudes pour affronter l’avenir. Avérés, les faits ne peuvent plus être niés. La phase de résistance commence. Violente. La montée en puissance de l’UDC s’accélère. Les émotions deviennent palpables dans un pays où le catéchisme nationaliste et le découragement des citoyens s’enchevêtrent.

Combien de temps encore va durer cette résistance ? Entrerons-nous bientôt dans la phase d’exploration ? La progression de l’UDC touche-t-elle à sa fin ? Christoph Blocher nuancera-t-il son discours pour durer à l’exécutif ou claquera-t-il la porte pour tenter de retrouver sa place de leader charismatique ? Quels effets aura son choix sur l’opinion ? Réalisera-t-elle que les recettes outrancières des nationalistes sont inappliquables ? Si l’explosion du 16 mai ne peut à elle seule révolutionner le climat politique, elle constitue toutefois un tournant. Le Conseil fédéral nouvelle formule frôle le précipice. La droite du parlement perd sa crédibilité. Le  » modèle suisse  » paraît usé jusqu’à la corde. L’idéologie alpine du repli sur soi et du mérite individuel affiche ouvertement son impuissance. Et même si les pelotes émotionnelles qui entravent la Suisse sont loin d’être dénouées, la nécessité d’explorer de nouveaux systèmes s’affirme chaque jour davantage.

Comment imaginer cette phase d’investigations ? Autrement dit, quel est le profil idéal de l’explorateur politique ? Ses qualités tiennent en sept points : 1) L’explorateur a un but, même s’il ignore les modalités du voyage. 2) Il se montre créatif dans ses approches, moins d’ailleurs dans son aptitude à formuler des solutions que dans celle à poser les bonnes questions. 3) Seul ou en groupe, il est capable de monter une expédition et de gérer un calendrier. 4) De même, il est capable de quitter sa tribu et son port d’attache. 5) S’il le faut, il accepte de conclure des alliances avec d’autres explorateurs ou d’autres tribus. 6) En cas de nécessité, il n’hésite pas à rebrousser chemin pour chercher de nouvelles pistes. 7) Une fois parvenu à destination, il sait cartographier son itinéraire pour que d’autres puissent le rejoindre.

Face à de telles exigences, il n’y a rien à attendre de l’UDC, puisque par définition son but est d’asphyxier toute forme de renouveau. Par contre, en sortant nettement renforcé de la votation du 16 mai, le Parti socialiste et Les Verts reçoivent un mandat d’études prospectives. Il leur appartient désormais d’imaginer la sortie des blocages et les nouveaux fonctionnements dont la Suisse a cruellement besoin. Leur victoire n’a de sens que dans la mesure où ils la convertissent en projet de société. Pour les radicaux et les démocrates chrétiens, la situation est encore plus claire : soit ils font peau neuve, se recentrent et osent envisager des changements de type 2 ; soit ils confirment leur alignement sur l’UDC et poursuivent leur descente aux enfers. Il est temps que les politiques capables de raison pensent au delà de leur base de sustentation pour préparer les réformes que le peuple exigera quand l’échec du nationalisme néo-libéral laissera le pays nu et sans recours. Aucun miracle ne nous sortira d’un coup de nos mécanismes auto-bloquants. Rien ne bougera sans prises de risque et sans expéditions audacieuses. Et si les dispositifs élaborés s’inscrivent dans des visions globales qui servent l’intérêt général, alors celles et ceux qui se seront exposés en les proposant ne seront pas de simples aventuriers plus ou moins habiles, mais bien les précurseurs avisés qui nous font défaut depuis si longtemps.

Le Parti radical cherche un nouvel élan en consultant sa base. Le Parti socialiste va remettre son programme en chantier. Laisseront-ils sortir de leurs rangs les explorateurs dont seuls les sillons parviendront à lézarder le bloc des angoisses conservatrices ? Croisières et caravanes, la route vous attend…