La Constitution européenne balance entre ouverture libérale et protection sociale

La Constitution européenne, qui est signée aujourd’hui à Rome, est-elle néolibérale, comme l’en accuse la gauche en France et en Suisse ? François Cherix, vice-président du Nouveau Mouvement Européen Suisse (NOMES) et membre du Parti socialiste vaudois, s’insurge contre cette vision réductrice.

(Propos recueillis par François Modoux)

– Le Temps : La Constitution européenne est-elle de droite ou de gauche, d’esprit libéral ou social ?

François Cherix : Il faut noter que nous ne sommes pas en présence de la Constitution d’un Etat, mais d’un  » traité constitutionnel  » qui fédère et clarifie un ensemble de contrats reliant les membres d’une union. Dans ce sens, ce nouveau traité est à l’image du projet européen. Il exprime davantage des processus que des certitudes gravées dans le marbre. Il permet une grande flexibilité dans sa mise en oeuvre. D’ailleurs, même Laurent Fabius a fini par reconnaître que des politiques sociales pouvaient être conduites sans en changer une ligne.

 

– Mais alors pourquoi cette montée aux barricades d’une partie de la gauche, en France et maintenant en Suisse ?

Oublions le cas Fabius qui a probablement franchi le Rubicon pour tenter de sauver un destin présidentiel chancelant. En fait, je vois deux raisons à ces critiques. La première tient à la portée symbolique du texte. Si je me réfère à ma modeste expérience de Constituant vaudois, je me souviens que dès que l’on sort des mécaniques purement fonctionnelles pour aborder les droits des citoyens ou les tâches de l’Etat, la tentation est grande de peser chaque syllabe en termes gauche-droite au lieu d’analyser les finalités des dispositions.

La deuxième procède d’une inquiétude légitime. La construction européenne est un chantier gigantesque aux effets considérables. En ouvrant le marché intérieur par la libre circulation des personnes, des services et des marchandises, on abat des cloisons, on supprime des obstacles, qui sont parfois perçus comme des protections, même si cela relève davantage d’une illusion d’optique que d’une réalité économique avérée. La création d’un aussi vaste espace commun ne se fait pas sans risque. L’entrée en concurrence de populations et de régions aux niveaux de vie différents peut provoquer des chocs là où les plaques tectoniques se chevauchent. C’est d’ailleurs très exactement ce que la Suisse a fait en 1848. Courageusement, elle a abattu les cloisons cantonales, générant du même coup des secousses sismiques dans certaines régions. Pour autant, cette ouverture intérieure a constitué un des facteurs clé de la prospérité helvétique.

Face à ces questions, il faut retourner au traité pour contater qu’il permet les aides et les dérogations nécessaires. A la lecture des articles, on comprend mieux la position de Lionel Jospin qui dit :  » Ce traité crée une meilleure architecture institutionnelle et n’entraîne aucune régression par rapport aux traités précédents dont il opère la mise en ordre. Je ne vois donc pas pourquoi les socialistes devraient renier à son propos leurs votes européens antérieurs. Le traité permet même, sur des points importants, des pas en avant significatifs.  »

 

– Comment s’organise cette balance entre ouverture et protection ?

Le traité vise à permettre l’élargissement de l’Union, tout en respectant à la fois ses finalités au plan des valeurs et la liberté des Etats de conduire des politiques de gauche ou de droite. Au fil des chapitres, on est frappé par la récurrence de cette équation à trois dimensions. Equation qui préserve systématiquement des marges de manœuvre pour les Etats membres. Dans cette optique, l’incertitude du traité fait sa qualité. Aux pays de dire s’ils veulent s’emparer de ces espaces pour conduire les politiques qu’ils préconisent, et infléchir par exemple le projet européen vers la gauche, ou s’ils préfèrent renoncer à l’action. On retrouve au passage une caractérisque significative des normes fédérales, dont les silences permettent aux cantons de définir leurs propres politiques, tout en pesant sur l’ensemble du système.
– Mais, concrètement, où se trouvent les éléments de politique sociale équilibrant la création du marché intérieur ?

Dans la première partie du traité qui fixe les principes cardinaux, l’Union définit ses objectifs. La paix, la sécurité, la justice, le marché unique sont mentionnés. Mais aussi, et c’est une avancée notable, le développement durable et  » une croissance économique équillibrée… qui tend au plein emploi et au progrès social…  » (art. 3).

Par la suite, la  » Charte des droits fondamentaux « , qui constitue la deuxième partie, représente un gain signficatif pour les citoyens européens. Egalité hommes-femmes, droit à l’information, sécurité sociale, aide sociale, protection de la santé, protection en cas de licenciement injustifié, protection des consommateurs, protection de l’environnement sont établis en des termes d’une clarté que l’on souhaiterait bien trouver dans la Constitution fédérale.

 

– Ne s’agit-il pas que de principes généraux ?

Certes, mais de principes fondateurs. Qui disqualifient ceux qui persitent à restreindre l’UE à une simple opération économique.
D’autre part, il faut poursuivre la lecture du traité et aborder la troisième partie, qui règle  » les politiques et les fonctionnements de l’Union « . On constate alors que la mise en œuvre respecte les principes.

Ainsi, les dispositions permettant la création du marché intérieur sont suivies d’une définition des aides que peuvent accorder les Etats membres à certaines entreprises ou productions sous certaines conditions (art. III-56, III-57, III-58). Diverses interventions sont dites compatibles avec le marché intérieur, notamment les aides à caractère social octroyées aux consommateurs individuels, les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi, les aides destinées à promouvoir la réalisation d’un projet important d’intérêt européen, ou encore les aides destinées à promouvoir la culture.

En matière budgétaire, on connnaît la controverse sur les déficits publics. L’article III-76 définit la notion de valeur de référence entre le déficit public et le PIB. Mais cette valeur n’est pas quantifiée. Et si des sanctions sont évoquées en cas de non respect, des cautèles avalisant des dépassements ponctuels sont également présentes.

Mêmes intentions dans les grandes politiques de l’Union. L’article III-97 qui ouvre le chapitre de l’emploi se réfère explicitement à l’objectif de plein emploi. La politique sociale est rattachée à la  » Charte sociale européenne  » (art. III-103), charte que la Suisse a toujours refusé de ratifier. La notion de cohésion économique, sociale et territoriale fait l’objet de mesures importantes. Sans compter la coopération au développement, dont les visées sont particulièrement ambitieuses.

 

– Par contre, on ne trouve rien sur les services publics ?

C’est vrai, ce thème n’est pas abordé. La Constitution de la Suisse ne le traite d’ailleurs pas davantage. Par contre, l’Union s’est donnée un  » Livre vert sur les services d’intérêt général « (21 mai 2003), qui définit le service universel comme l’ensemble des services devant être  » mis à la disposition de tous les consommateurs et utilisateurs sur la totalité du territoire d’un Etat membre, indépendamment de leur position géographique « . Ce service universel comporte également des exigences qualitatives, continuité, sécurité, accessibilité, transparence, qui le situe à l’opposé du néo-libéralisme.

 

– En clair, ratifier le nouveau traité n’est pas un acte de soumission au néo-libéralisme ?

En tout cas, qualifier la Constitution européenne de néo-libérale est une sottise. Il faut lire le texte sans préjugé et lui rendre justice de ce qu’il dit. Mais surtout, l’Union sera ce que les Etats membres et les citoyens en feront. La nouveau traité renforce considérablement la capacité de décision européenne. Pourquoi renoncer à ce qui précisément densifie l’action politique ?

En Suisse enfin, il faut un certain souffle pour instrumentaliser ce débat dans le but de fustiger une fois de plus l’UE. J’aimerais que l’on m’explique en quoi la Constitution fédérale nous protège mieux du néo-libéralisme et de ses excès que la Constitution européenne. Sachant qu’il n’y pas sur notre continent d’autre Europe crédible que celle construite par l’UE, j’attends que l’on me démontre, preuves à l’appui, que la sécurité, le pouvoir d’achat, la qualité de vie et la protection sociale en Suisse sont si élevés et si durablement garantis que nous sommes autorisés, notamment à gauche, à dédaigner le projet européen.