Le président, Monsieur Bonhomme et les Incendiaires

C’est en lisant les propos du président de la Confédération que j’ai subitement pensé à Monsieur Bonhomme et les Incendiaires.
Le refus de la naturalisation facilitée des étrangers de deuxième et troisième génération était encore chaud. Le non avait été bien plus sec que celui qui avait fait échouer une première tentative, dix ans plus tôt. M. Joseph Deiss s’inquiétait pour la future votation sur les bilatéralles II. Il déclarait que  » ceux qui auraient des difficultés avec le dossier Schengen devraient rester sur la réserve, mais qu’il serait erroné de le retirer à Christophe Blocher, car cela porterait atteinte à la collégialité « .

Il m’a paru que le président espérait qu’une règle défaillante le protègerait de la réalité. Cette attitude m’a rappelé la pièce de Max Frisch. J’ai couru l’extraire de ma bibliothèque. Chaque réplique des protagonistes trouvait son écho politique. Certes, le grand écrivain alémanique parle de la destruction d’une cité. La Suisse n’en n’est pas là. Mais ce texte est une allégorie dont les ressorts sont plus significatifs que la trame. Or, la similitude des mécanismes qui permettent aux incendiaires de Frisch et aux nationalistes actuels de sévir est frappante.  » Pièce didactique sans doctrine « , tel est le sous-titre de l’œuvre. Ses enseignements restent d’une actualité brûlante.

La manière dont Goulot, le premier incendiaire, se fait héberger par Monsieur Bonhomme est exemplaire. Il entre dans la maison sans effraction, mais en flattant les illusions de son propriétaire. Vous êtes humain, lui dit-il, vous devez donc m’accorder l’hospitalité, à moi, enfant de charbonnier sans éducation, misérable sans feu ni lieu. De plus, vous êtes fort, ajoute-t-il, je vous ai entendu au bistrot réclamer la pendaison des incendiaires. Vous êtes encore de cette bonne vieille trempe qui a une conception positive de la vie. Et Théodore Bonhomme de se croire fort et bon. Alors qu’il tremble à l’idée des colporteurs qui incendient la ville en s’introduisant dans les combles, il conduit Goulot dans son propre grenier. La pièce débute ainsi par un étonnant mélange de peurs refoulées et de confiance factice. En élisant Christophe Blocher au Conseil fédéral, nombreux sont ceux qui ont fait le pari du système. Le collège était fort. Il allait rogner les ailes du populiste et le faire rentrer dans le rang. On voit que l’incendiaire est un incendiaire, mais on pense qu’il n’osera pas déroger à la règle, si on le place au cœur du pouvoir. On imagine le contrôler parce qu’on l’héberge sous son toit. On croit au modèle suisse comme Bonhomme croit à son statut de propriétaire. Simultanément, une hideuse confusion des valeurs se développe. Bonhomme tolère tout de Goulot et s’apitoie sur son parcours, alors qu’il refuse de recevoir Valette, son associé, qu’il vient de licencier et qui se suicidera. L’arrogance geignarde est excusée, tandis que les revendications légitimes sont balayées. En matière économique, que préconisent les partis bourgeois depuis une dizaine d’années? Et combien de propos racistes avons-nous toléré sous prétexte qu’ils émanaient du peuple?

Tout est en place pour une escalade des compromissions. Bonhomme se voit contraint d’accepter Ducrassier, le deuxième incendiaire. Les deux comparses entassent les tonneaux d’essence dans le grenier, installent des mèches fulminantes au vu et au su de la maisonnée. Non seulement ils ne dissimulent pas leurs sinistres intentions, mais ils revendiquent leur vocation. La violence expose de manière ostentatoire sa violence. Combien de haine, de campagnes mensongères et de projets inacceptables au plan des droits de l’Homme laisserons-nous encore s’entasser sous la Coupole fédérale ? MM. Blocher, Fattebert, Fehr, Freysinger, Maurer, Mörgerli, Schluer et consorts n’ont-ils pas montré leur visage ? Ont-ils jamais caché leurs objectifs et la nature de leur pensée ?

Mais Bonhomme a trop peur d’avouer sa peur et de reconnaître sa faiblesse. Il implore Babette, sa femme, de se tranquiliser. Voyons ma Chère, s’ils étaiens de vrais incendiaires, ils se cacheraient ! Ils sont comme nous. Ils sont chez nous. Respectons-les et ils nous respecteront. Surtout pas la moindre provocation ! Il faut leur plaire, les comprendre, les mettre de notre côté, devancer leurs désirs. A-t-on dit autre chose dans ce pays à ceux qui depuis des années se sont insurgés contre l’UDC et la passivité des autres partis? Mieux, n’a-t-on pas systématiquement accusé les défenseurs des étrangers, de la dignité humaine ou de l’Union européenne d’être, eux, les causes du mal ? Et qu’a-t-on obtenu par cette classique mise en accusation des agressés si ce n’est la légitimation durable des agresseurs ?

Frisch montre comment la plaisanterie conjure la peur, lève les inhibitions et permet à l’inadmissible de survenir. Les incendiaires parlent du futur incendie en riant. Monsieur Bonhomme se tape sur les cuisses. Qu’ils sont drôles ces gaillards qui font semblant d’être ce que nous craignons qu’ils soient. Longtemps, les notables et les patrons ont souri des outrances du Fondateur de l’ASIN sans les dénoncer. Rient-ils encore maintenant que, ministre, il est peut-être en mesure de faire échouer les négociations conclues avec l’UE ?

A chaque provocation de Goulot et Ducrassier, Bonhomme réagit de manière similaire. Il crie, il tape du pied, il affirme qu’il est le maître, le propriétaire des lieux, il dit stop, ça suffit ! Mais les incendiaires menacent. Ce sont eux qui instrumentalisent le système et non l’inverse. Effrayé par sa propre rébellion, Bonhomme renonce à passer à l’acte. Il pactise avec l’adversaire, espérant que les concessions faites le protégeront. Le coup de gueule de Pascal Couchepin ce dimanche n’est-il pas du même ordre ? Certes, le conseiller fédéral fait preuve de courage en qualifiant l’attitude de son collègue de  » dangereuse pour la démocratie « . Il se montre lucide en dénonçant l’UDC qui  » considère le peuple comme une masse que l’on peut manipuler « . Mais que vaut cette mise en garde si elle laisse Schengen en mains de M. Blocher ? Pourquoi l’autoriser à renouveler une captation du régime à son profit ? Faute de décision, les cris ne sont-ils pas un aveu d’impuissance ? Depuis des décennies, après chaque victoire des nationalistes, on choisit de répéter ce qui vient précisément d’échouer, tandis qu’ils lancent de nouvelles revendications.

Impitoyablement, l’auteur décortique la défaite prévisible de Babette et Théodore. Et quand Monsieur Bonhomme finit par donner une boîte d’allumettes aux deux lascars, en cachette, pour sauver les apparences, il le fait avec ce raisonnement qui confond tolérance et lâcheté. S’ils étaient des incendiaires, ils n’oseraient pas me réclamer des allumettes ! Et s’ils n’en sont pas, alors, il faut leur faire confiance, pour éviter qu’ils n’en deviennent. Combien de Suisses prient encore que Christophe Blocher soit enfin un Conseiller fédéral consensuel et que l’UDC, apaisée par ses victoires, se fonde dans un paysage politique pacifié ?

Il n’y a rien à attendre des  » Monsieur Bonhomme  » qui se prennent pour des parlementaires, voire des conseillers fédéraux. Je ne crois pas davantage à une sorte de grande réconciliation nationale, où l’affectif gommerait soudain nos inéluctables différences. Plus que jamais, l’action politique est nécessaire. Mais une action portée par des valeurs humanistes, de vrais diagnostics et des visions à terme. Une action qui génère des réformes profondes de nos pratiques et de nos structures.

 » Quand on a encore plus peur du changement que du malheur, comment éviter le malheur ?  » dit le coryphée de Frisch. Peur d’affronter l’UDC, peur de dire au peuple ce qu’il ne veut pas entendre, peur d’affirmer que la démocratie directe n’est pas supérieure à l’Etat de droit, peur de perdre des suffrages, des mandats ou une rente de situation : jusqu’à quand ces peurs nous empêcheront-elles de lancer les projets républicains dont nous sentons qu’ils sont en fait la seule réponse possible aux périls qui nous menacent ?