La « nation de la volonté » exige le respect des langues nationales

Enfant, ma première image de la Suisse fut celle d’un puzzle à quatre couleurs, chacune représentant une langue différente. Très tôt, j’ai appris que ma patrie était le pays où l’on parle l’allemand, le français, l’italien et le romanche, comme le montraient les inscriptions figurant sur les passeports des adultes. Expérience initiatrice, j’ai été emmené à Berne par mes parents, pour y prononcer mes premiers mots d’allemand. Je me souviens très bien de ma fierté d’être devenu un vrai Suisse, puisqu’on m’avait répondu dans cette langue, probablement attendri par le petit charabia que j’avais bravement articulé. Plus tard, j’ai toujours ressenti comme un privilège le fait de pouvoir vivre à cheval sur plusieurs cultures, comme si j’étais assis sur le toit de l’Europe. Aujourd’hui, sans aucun doute, cette fascinante diversité me séduit et m’attache à la Suisse. Autrement dit, mon appartenance au pays tient à l’intégration dans ma conscience patriotique de différentes cultures, qui elles aussi acceptent et défendent la mienne.
C’est très exactement ce principe de la « nation de la volonté », qu’attaque le Parlement thurgovien en renonçant à l’apprentissage précoce du français. Au delà du débat pédagogique, qui trouvera autant d’experts pour dire une chose que son contraire, il existe une question de portée existentielle. Voulons-nous maintenir en vie l’alliance fédérale ou laisser les liens entre citoyens se distendre et le destin commun se défaire ? La cohésion nationale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, repose sur l’acceptation et la connaissance de nos différences. Ce sont elles qui nous lient, elles qui nous rendent plus forts et plus vastes. Aucune monoculture, qu’elle soit la domination brutale des uns sur les autres ou la dilution craintive de nos singularités dans une uniformité mensongère, ne peut assurer le succès de notre aventure commune.
Or, cette connaissance réciproque exige la découverte rapide des langues nationales, expressions charnelles des cultures. Car la langue n’est pas un simple vecteur de communication. C’est la pulpe de l’esprit, la peau de la littérature, le territoire qu’une conscience habite. Elle est mémoire, idée, vision. S’exprimer en allemand, en français, en italien, en arabe ou en russe produit des effets majeurs sur les contenus transmis. Entrer dans la langue d’autrui, c’est s’installer dans sa maison, revêtir ses habits, chausser ses lunettes. Jamais l’anglais n’offrira aux Confédérés cette compréhension de la pensée voisine qui naît au fur et à mesure que l’on prononce ses mots.
Par conséquent, le débat sur l’enseignement des langues nationales ne relève pas que d’enjeux linguistiques ou pédagogiques, mais aussi d’une forme d’éducation civique et culturelle, servant à terme une démocratie vivante. De la même manière qu’il s’approprie son pays en dessinant son contour, le petit enfant découvre sa nature en prononçant ses musiques. Pourquoi l’écolier suisse n’aurait-il pas du plaisir et de la fierté à pouvoir dire quelques phrases l’unissant à ses compatriotes ? Pourquoi une sensibilisation précoce ne pourrait-elle pas être considérée comme un premier voyage ludique à travers nos régions ? Ces interrogations montrent que nous sommes autant dans une problématique « d’apprentissage de la Suisse » que d’une langue quelconque. Sans surprise, cette dimension existentielle est occultée par les adversaires du français précoce. Ainsi, dans l’édition de 24 Heures du 21 août, Verena Herzog, conseillère nationale UDC, tombe le masque. « Seule une minorité des Suisses allemands auront besoin du français dans leur vie professionnelle », affirme l’élue thurgovienne. Cette déclaration réduit une langue nationale et européenne à un pauvre utilitarisme économique. La Suisse romande n’est pas un enjeu pour le développement d’une belle carrière, donc elle n’existe pas. En s’inspirant de cette approche, il serait possible de prétendre stupidement que les dialectes alémaniques doivent être oubliés, puisqu’ils ne servent à rien à l’échelle de l’Europe ou du monde et que, de surcroît, ils ne donnent accès à aucune littérature.
Dans ce combat pour disqualifier le français, l’UDC est en première ligne. On pourrait s’étonner que ce parti aux accents identitaires fasse si peu cas de l’identité suisse, qui reste par définition multiculturelle. On méconnaîtrait ainsi sa nature, pourtant transparente. En fait, l’UDC ne doit pas être appréhendée comme un parti classique, mais bien comme un « mouvement populiste », inféodé à Christoph Blocher, qui instrumentalise les citoyens, dévoie la démocratie directe et détruit la Suisse en prétendant la sauver par un nationalisme pur et dur. Une telle croisade n’a que faire d’une minorité francophone, encore rebelle à un isolement complet. Une telle exaltation nationaliste ne peut que vouloir éradiquer la diversité, au profit d’une monoculture alpine et alémanique. Aujourd’hui, pour certains, le français ne représente plus qu’un mauvais bavardage, pratiqué par de mauvais patriotes.
Le débat sur les langues illustre la perte de ce qui fit l’attrait et le succès de la Suisse. La tolérance, la curiosité, l’ouverture aux autres, le cosmopolitisme, le mélange des courants de pensée s’effacent au profit d’un repli narcissique sur quelques fantasmes étriqués. Certes, enseigner les langues nationales en primaire exige un effort collectif, une intention politique, la conviction que l’éducation constitue un acte de civilisation, qui dépasse largement le simple investissement économique. Mais la « nation de la volonté » survivra-t-elle, si elle s’abandonne à la « volonté nationaliste » de ses populistes ? Cette question brûlante n’est plus théorique. Nous devons la trancher. Courageusement.