Désappartenir

Ils n’ont pas ciblé le Front National, qui stigmatisent les Musulmans depuis tant d’années. Ils n’ont pas visé le Schweizerische Volkspartei, qui a su faire interdire les minarets en Suisse. Ils n’ont pas attaqué un Ministre, rouage de l’Etat. Ni même une banque, actrice du capitalisme mondialisé.
Ils ont tué des saltimbanques, en ajoutant au massacre quelques juifs et policiers pour faire bonne mesure. Ils n’ont pas tiré sur le camp d’en face, sur les durs, les intransigeants, les islamophobes, mais sur les doux rebelles qui osaient prétendre en riant n’appartenir à aucun camp. L’idéologie ne peut tolérer l’insolence, quand elle affirme qu’aucun mot n’est digne de porter majuscule. La dictature n’accepte pas la dérision, qui dévoile les manipulations de son catéchisme.
Stupéfiante volte-face, le peuple, qui n’aime guère l’anarchie, s’est levé en masse pour défendre le droit à la provocation sans tabou. Sursaut  historique, des foules immenses se sont formées pour pleurer l’assassinat d’une poignée d’artistes libertaires issus de Mai 68, cette révolution culturelle que les notables et les bourgeois ont tant méprisée.
Spontané, un nuage de fraternité grave et légère a enveloppé l’Europe, étendant ses volutes dans le monde entier. Aujourd’hui, le défi est de garder sur la peau ses parfums de tolérance et de liberté. Demain, le risque est qu’il se transforme en cumulus sombre, où les convictions citoyennes se cristallisent en certitudes nationales.
Par leurs créations, y compris dans leur choix d’une vulgarité souvent pesante, les victimes de la tuerie ont toujours tourné le dos aux clans, aux factions, aux partis, aux communautés, aux républiques en tout genre. Leur mort nous rappelle que si la culture permet l’appartenance rassurante au groupe, la véritable civilisation garantit aux humains la liberté décapante de désappartenir.