Le modèle suisse au bord du chaos

Souvent, les Suisses aiment recenser les malheurs du monde pour y lire en contrepoint l’énoncé de leurs vertus. Jamais, ils n’ont pratiqué cet exercice avec autant d’ardeur qu’aujourd’hui. Sur la place publique, faire la leçon à nos voisins proches ou lointains est devenu la règle. Par principe, il ne semble plus imaginable qu’un pays étranger puisse conduire une action pertinente. A l’inverse, les blocages intérieurs sont minimisés, même quand ils montrent une Suisse en danger. Quotidien, un vaste travail de déni collectif fait de chaque impasse une raison supplémentaire de s’obstiner dans la même voie. Aucun changement de paradigme n’est concevable. Rien ne doit altérer un modèle que le monde entier nous envie.
Ce narcissisme illustre l’inféodation du pays au populisme. Dominante, sa grammaire impose de fustiger l’étranger et les étrangers, tout en célébrant la sagesse du peuple suisse exprimée dans des votations toujours plus nombreuses. Dès lors, désactivées,  les consciences ne mesurent plus à quel point certaines pratiques sont au bout du rouleau, même quand le rappel des faits est cruel.
Le Conseil fédéral vient d’être renouvelé, sans que le parlement s’interroge sur son orientation politique. Clé de sa composition, l’arithmétique a renforcé ses divisions, en doublant la représentation de l’UDC. Résultat, dans un « régime de discordance » qui tourne à la farce, deux magistrats provenant d’un mouvement extrémiste préconisent l’isolement de la Suisse et la violation de droits fondamentaux, tandis que leurs collègues tentent de l’empêcher. La seule ressource du système est d’atténuer ce non sens en mettant au pouvoir des ministres sans envergure, pour que le déchirement de l’exécutif s’effectue sans fracas. Perçoit-on l’absurdité de construire un gouvernement suffisamment faible pour que sa discrétion masque ses désaccords ? Voit-on le danger de se contenter d’un exécutif structurellement paralysé dans une société où les ravages du populisme ne font que commencer ?
Plus inquiétantes encore, les dérives de la démocratie directe montrent un modèle au bord de la faillite. Le 28 février, nous votons sur une initiative saugrenue, qui veut « mettre en œuvre » une précédente sur le renvoi des criminels étrangers. Bousculant les institutions, cette démarche est de type « putschiste ». Premièrement, elle a été lancée sans attaquer la loi d’application de la première initiative en référendum, ni même attendre que le parlement ait achevé sa rédaction. Par conséquent, en cas de oui, la décision du souverain exprimée dans le scrutin initial ne sera pas respectée. C’est donc une forme de cannibalisation de la volonté populaire qu’organise cette initiative de mise en œuvre. Deuxièmement, inhumaine, elle viole le principe de proportionnalité, fondement de l’équité depuis la nuit des temps. Troisièmement, elle écarte d’un revers de main la justice suisse, en imposant l’automaticité des expulsions. Quatrièmement, elle torpille les Chambres fédérales, en proposant des articles constitutionnels directement applicables.
Pourquoi la Suisse ne condamne-t-elle pas massivement une opération qui annonce une forme de dictature populiste, où les pulsions brutes dictent la loi ? Quel aveuglement la conduit à commenter la montée des idées totalitaires en Pologne ou ailleurs, sans voir qu’elles dominent déjà sa démocratie ? Pourtant, depuis des années, l’UDC a tombé le masque. Son idéologie nauséeuse et ses projets destructeurs sont clairement affichés. Rien n’est caché, tout est revendiqué, proclamé et, surtout, mis en œuvre. Etrangement, les attaques des populistes ne troublent guère les Suisses, quand elles devraient provoquer leur sidération.
En fait, cette passivité tient au refus de nommer l’UDC, pour se protéger du réel. Incapable d’admettre la réussite spectaculaire d’une faction violente sur son sol, la Suisse s’obstine à la voir comme un parti classique. Parce que Christophe Blocher et ses amis n’ont pas créé un front ex nihilo mais ont eu l’habileté de faire une OPA sur un petit parti agrarien qui n’était plus qu’une coque vide dans les années 80, l’immense majorité des médias, des élus, des politologues et des citoyens traitent l’UDC comme le PS, le PLR ou le PDC, avec les mêmes schémas de pensée et les mêmes grilles de lecture. Certes, ses coups de boutoir ne sont pas occultés, mais il lui est prêté des finalités et des fonctionnements similaires aux autres formations politiques. Or l’UDC n’est pas de même nature. Elle vérifie, par contre, les paramètres qui caractérisent un « mouvement populiste ».
Marchant derrière ses chefs comme une armée derrière ses généraux, le mouvement populiste est en croisade contre les institutions. Justicier, il célèbre de manière obsessionnelle un peuple idéalisé, homogène et sans défaut, victime des « élites » ou du « système », qui le méprisent et le trompent. Sacrée, sa mission tend à le placer au-dessus des lois et des usages. Elle justifie ses outrances et l’autorise à « renverser la table ». Menaçant, le mouvement agite les peurs, désigne des boucs émissaires, stigmatise les étrangers, pourfend « les parasites protégés par les élites », qui ruinent le pays et rendent son action nécessaire. Irresponsable, il n’a pas d’exigence de résultat et ne rend jamais de compte. Seul le pouvoir l’intéresse. Dans ce but, il n’hésite pas à créer les problèmes qu’il dénonce, tel l’incendiaire qui met le feu à la maison, puis désigne les flammes pour justifier ses cris. Obligé de provoquer pour survivre, jamais il ne se normalise et seule l’opposition résolue de ses adversaires le neutralise.
Dans cette optique, le 28 février pose une question simple au modèle suisse : le sursis ou le chaos. Toutefois, même si le texte insensé de l’UDC devait échouer, d’autres viendront du même camp, tout aussi dangereux. Si le pays n’ouvre pas rapidement les yeux sur la nature des forces qui le déconstruisent, il finira par perdre une bataille décisive dont il mettra des générations à se relever. Sans scrupule et bien armé, installé au cœur du pouvoir, le populisme tient la place. Le regarder en face, sans baisser les yeux, nommer ses fantasmes, à voix haute, refuser de jouer avec lui, par principe, tel est le sursaut moral impératif pour qu’un jour la Suisse retrouve la raison.