Avec ses initiatives à répétition, la Suisse aime-t-elle la roulette russe?

Quand la Suisse s’éveille, c’est en général pour mieux se rendormir. Elle ressemble au bourgeois qui aime les chocs de la vie, pour autant qu’il puisse les oublier au plus vite dans les bras de son fauteuil. Sauf exception, un événement politique fort n’ouvre pas une séquence de changement, mais la ferme aussitôt. Après chaque secousse, l’opinion se félicite qu’elle soit passée et croit éviter les suivantes en retombant dans un immobilisme pensé comme le meilleur moyen d’éviter les problèmes.
Hélas, il est probable que le sursaut citoyen du 28 février contre l’initiative UDC vérifie ce principe. Même s’il reposait sur un socle d’arguments rationnels, ce réflexe salutaire s’est structuré sur la peur : celle de savoir que le moindre voleur de pommes étranger risquait d’être expulsé, châtiment insensé menaçant un nombre considérable d’habitants et qui a fini par effrayer la majorité des Suisses. Manifestement, ce sont des émotions fortes qui ont provoqué une levée de boucliers contre l’initiative « de mise en œuvre ». Pour une fois, la peur a changé de camp. Mais cette crainte ne constitue pas encore une prise de conscience de la dangerosité du populisme, encore moins un tournant de société préparant une remise en question des fonctionnements helvétiques. En réalité, les Suisses ont évité de tirer un nouveau boulet dans la coque de leur démocratie déjà percée en plusieurs endroits. Aujourd’hui, réalisent-ils que la votation du 28 février n’a rien résolu ?
Tout d’abord, le non n’a pas protégé un acquis humaniste, mais une première initiative UDC contre les criminels étrangers, dont le contenu déjà choquant ne fait pas particulièrement honneur à la Suisse. Deuxièmement, ambigüe, manipulatrice, incompatible avec nos engagements européens, l’initiative contre l’immigration adoptée le 9 février 2014 a ouvert une crise qui reste sans solution et qui nuit à l’économie. Troisièmement, de nouvelles démarches populistes dangereuses vont mettre notre pays à l’épreuve. La soudaine lucidité de Christoph Blocher évoquant une possible retenue de son parti dans l’usage de la démocratie directe ressemble à un serment d’ivrogne. De plus, le chef des tribus souverainistes ne contrôle pas toutes les officines susceptibles de bombarder la Suisse d’initiatives aussi extrémistes qu’inapplicables. Enfin, la culture populiste continue à dominer la scène publique. Rien ne semble entrepris pour la contrer. Les consciences paraissent s’être désactivées, satisfaites qu’un résultat net légitime un nouveau sommeil.
Or, demain, qui aura peur de dire non aux juges étrangers ? De même, quel mouvement créera une émotion en faveur du droit international ? A terme, quelle part de la société sera toujours prête à se mobiliser contre ces initiatives sottes, simplistes, infâmes, en apparence tolérable, mais souvent destructrices, qui ne manqueront pas de se présenter ? Rien ne permet d’affirmer que des forces clairvoyantes se lèveront à chaque fois que la Suisse affrontera un vote impliquant de choisir entre la raison et le désastre.
Sur ces questions existentielles, la doxa avance deux postulats. Le premier veut que le risque généré par l’exercice du droit d’initiative sans garde-fou soit le prix à payer pour disposer d’une démocratie aussi vaste que possible. Mais que gagne le peuple quand lui sont soumises des propositions impossibles à trancher ou dont nul n’est en mesure de lui décrire les conséquences réelles ? Le second est que les Suisses finiront bien par comprendre que les populistes les instrumentalisent et que leurs idées doivent être repoussées. Cette foi dans une autorégulation des peuples, que l’histoire dément, fait penser à l’autorégulation des marchés, dont on sait les limites. Certes, les leaders populistes et les dictateurs finissent toujours par tomber, mais après avoir mis leur pays dans quel état ? Combien de guerres, combien de misères font-ils endurer à leurs administrés avant de s’autodétruire ?
En réalité, l’attentisme actuel revient à jouer à la roulette russe. La plupart du temps, le scrutin tel un doigt sur la gâchette ne provoquera pas d’impact. Mais il est aussi possible qu’une balle frappe un jour la Suisse, générant des lésions plus graves encore que celles du 9 février 2014. L’initiative populaire n’est pas un sondage en ligne, elle ne tire pas des balles à blanc, mais des dispositions constitutionnelles, valeurs suprêmes de notre droit, injonctions faites au pouvoir en place. Laisser n’importe quelles mesures brutales menacer la Suisse au travers de campagnes imprévisibles constitue déjà par nature un pari risqué. Mais renoncer à interroger cette pratique alors que nous sommes entrés dans le monde des flux ininterrompus de sensations éphémères tient de l’aveuglement. Aujourd’hui, les opinions sont devenues volatiles, flottant au gré du buzz et des images simplificatrices. Demain, formatées par la société numérique, elles se détacheront encore davantage des analyses structurées et des pouvoirs constitués. Simultanément, les partis et les associations portant le camp de la raison commencent à être épuisés par la multiplication de scrutins aléatoires. Les esprits sont lassés et les caisses sont vides. En clair, le 21e siècle s’annonce extrêmement périlleux pour la démocratie suisse.
Dans ce contexte, n’est-il pas temps de poser le pistolet pour réfléchir et envisager des réformes ? Pragmatique, la Suisse devrait oser un aggiornamento de ses fonctionnements pour éviter des catastrophes. Nul ne peut imaginer qu’un romantisme insoupçonné lui fasse aimer la roulette russe. Dès lors, ce sont probablement la paresse et la lâcheté qui l’incitent à préférer le hasard à l’examen de ses structures. Le 28 février, un éclair de lucidité a balayé l’initiative UDC. Quand les sombres visées du populisme et la part obscure de la démocratie directe seront-elles mises en pleine lumière ?