Chassée du paradis, la Suisse se retrouve liée à l’Europe
Longtemps, l’Histoire fut douce avec la Confédération. Tolérante, elle fit de sa neutralité une convention respectée de tous. Protectrice, elle lui épargna les souffrances de deux guerres mondiales. Généreuse, elle lui permit de prospérer merveilleusement au cœur de l’Union européenne, sans devoir en partager les responsabilités.
Pour la Suisse, une règle s’est imposée, « rester locale en politique, être mondiale au plan économique ». Cette philosophie a dominé la plupart de ses attitudes. On aurait tort d’assimiler cette stratégie d’inexistence géopolitique à une faiblesse. Il s’agit au contraire de s’extraire ostensiblement des tourments du monde pour mieux y multiplier les conquêtes économiques. A l’évidence, cette posture favorise les affaires. Mais elle a d’autres vertus. Neutres, les citoyens suisses ne sont responsables de rien. Hors-jeu, ils peuvent distribuer leurs bons ou mauvais points aux Etats qui les entourent. Au balcon, ils observent les rues voisines, s’amusent ou s’inquiètent de leurs turpitudes, sans se sentir concernés.
Aujourd’hui, hélas, l’Histoire brise ce schéma confortable. Les empires prédateurs sont de retour. La Chine s’arme à grande vitesse. La Russie envahit l’Ukraine. Les Etats-Unis ménagent l’agresseur, rêvent d’annexer le Canada ou le Groenland, traitent l’Europe en adversaire, tout en lançant une vaste guerre commerciale qui n’épargne pas la Confédération.
Pour la Suisse, le choc est triple. Tout d’abord, le grand frère américain en qui elle a placé sa confiance, le champion du libéralisme devient un ogre protectionniste, susceptible de déclencher un chaos mondial. Le modèle tant aimé disparaît. Deuxième traumatisme, s’agissant des taxes douanières, le héros de toujours n’a pas mieux traité son admiratrice que l’Union européenne. Le refus d’appartenir au grand club des régulateurs n’est plus automatiquement un atout et la neutralité source de prospérité. Enfin, dernier drame, il est temps de choisir son camp. Alors que le monde libre se fracture et vacille face aux régimes autoritaires, zigzaguer en espérant échapper aux prédateurs s’avère périlleux.
Voilà la Suisse chassée du paradis. Elle vivait dans une forme d’innocence géopolitique, fermant les yeux sur les batailles des uns et des autres, cultivant paisiblement son jardin. Or, ce qu’elle croyait vertu devient péché. L’Histoire lui montre du doigt la division entre le Bien et le Mal. Elle ne peut plus ignorer les affrontements économiques ou militaires entre les démocraties et les tyrannies. Quittant son Eden, sidérée, elle éprouve soudain sa nudité stratégique. Quelle route doit-elle prendre ?
Dans l’immédiat, elle semble vouloir remonter le temps. Même si la volonté d’échapper aux taxes douanières américaines est parfaitement légitime, l’inféodation fébrile à Donald Trump dérange. On ignore ses délires proto-fascistes. On met en place une noria de lobbyistes chargés de multiplier les offres bienveillantes. On parle d’investir des milliards aux Etats-Unis. On reporte à nouveau la régulation des plates-formes numériques conformément aux injonctions du vice-président Vance. Bref, on devine la Suisse prête à tout pour redevenir la préférée de l’Amérique, bénéficiant d’un traitement privilégié.
Ces séductions ont-elles une chance de réussir ? Ou ne sont-elles que des courbettes vouées à l’échec ? L’avenir le dira. Dans tous les cas, le principe de réalité doit l’emporter sur la recherche du paradis perdu. Face à la force renversant le droit, la Confédération n’a plus d’autre choix que de resserrer fortement et sans barguigner ses liens avec l’Union. Le bonheur de n’appartenir à aucun camp s’achève. Des blocs se forment et se défient. Que leurs guerres soient transitoires ou durables, la Suisse tirée de son insouciance se retrouve profondément attachée à l’Europe, là où se joue depuis des siècles sa liberté.