Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
L’annonce de la prochaine nomination d’un « négociateur en chef européen » est à la fois dérisoire et inquiétante.
Dérisoire, puisque ce diplomate devra faire semblant de poser aux Européens une question dont la réponse est connue. Depuis de longs mois, Mme Ashton, Mme Mogherini, M. Juncker, le Parlement, les 28 ont indiqué à maintes reprises que la libre circulation des personnes n’était pas négociable. Ni des contingents, ni la préférence nationale, ni une clause de sauvegarde ne sont compatibles avec un principe qui est le socle des accords bilatéraux conclus avec l’UE.
Si d’ailleurs M. Gattiker avait obtenu la moindre ouverture sur la question migratoire, il n’aurait pas été mis sur la touche. L’enthousiasme du Conseiller fédéral Burkhalter indiquant une multiplication des efforts à partir des discussions effectuées s’apparente donc à la joie du salarié apprenant que sa rétribution est triplée, alors que sa fiche de paye est égale à zéro.
Inquiétante, parce que cette gesticulation fédérale n’a d’autre finalité qu’interne. D’une part, le terme de négociateur permet de relancer la fiction d’une vraie négociation, alors qu’il n’existe aucun mandat européen pour en ouvrir une. D’autre part, l’apparence de changement offre au Conseil fédéral une nouvelle tranche de silence, quand il faudrait impérativement dire la vérité pour espérer sortir de l’impasse.
Persévérant dans l’erreur, le Conseil fédéral entretient l’illusion qu’il sera possible d’introduire des contingents, tout en maintenant une voie bilatérale qui les exclue et doit en outre être repensée pour avoir une chance de survivre. Plus le temps passe, plus la sortie de ce déni de réalité sera cruelle.
Mais aujourd’hui, la Suisse croit utile de se leurrer pour ne pas trop souffrir. Elle préfère le mensonge collectif à la moindre réflexion sur son destin. Elle se bouche les oreilles pour ne pas entendre les avertissements venant de l’extérieur. Ainsi, après la « reprise autonome » du droit européen, elle a inventé la « négociation autonome ». Evacuant les questions de fond avancées par ses partenaires, elle se parle d’elle-même à elle-même, dans une sorte de jouissance narcissique et idiote, qui est en train de devenir une prison fermée à doubles tours.
En Suisse, l’opinion dominante affirme que le droit d’initiative populaire, joyaux de la démocratie directe, favorise la responsabilité des citoyens. Un examen sérieux de son fonctionnement infirme ce postulat.
Au départ, le comité d’initiative ne fait que lancer une idée ; nul n’est obligé de la cautionner et son destin dépend du peuple suisse. Dans le même esprit, celui qui appose sa signature au bas de la disposition proposée ne se sent responsable de rien ; il ne fait qu’accepter d’ouvrir le débat, sans être l’instigateur de la démarche, qui sera tranchée dans les urnes. Le jour de la votation, le citoyen raisonne de même ; on lui demande son avis, il le donne ; mais il n’est pas l’auteur de la proposition ; quant aux conséquences du résultat, elles sont du ressort du Parlement ; d’ailleurs, personne n’est en mesure de les décrire ; de surcroît, il n’a qu’une voix parmi des millions, ce n’est pas son vote personnel qui forgera la décision.
Avec des raisonnements similaires, le Conseil fédéral, les partis, les élus jouent leur partition, sans être ni le compositeur, ni le chef d’orchestre. Chacun produit sa petite musique, nul ne se sent en charge du pays.
Certes, une fois que le peuple a parlé, sa responsabilité est engagée. Mais il n’est qu’une entité anonyme, à la quelle rien ne peut être reproché et qui ne devra pas gérer les conséquences de ses choix.
Au plan institutionnel, le peuple a toujours raison et ses décisions ne peuvent être renversées que par lui-même ; cette convention est un axiome de base de la démocratie. Au plan politique, le peuple est aussi faillible que chaque être humain ; il peut se montrer juste, avisé, raisonnable, mais aussi sot, égoïste, haineux. Pourtant, il n’est jamais fautif, parce qu’il n’est pas une entité sociologique cohérente ; insaisissable, il n’est qu’un terme pour désigner la somme d’une incroyable diversité, où chaque individu compte autant qu’un autre.
Enfin, les médias ne sont pas responsables des errances de la démocratie directe, qu’ils ont le devoir de couvrir. Même quand ils mettent de l’huile sur le feu, ils ne font qu’amplifier les débats que certains acteurs veulent bien agiter.
L’acceptation de l’initiative contre l’immigration donne une illustration magistrale de ces phénomènes. Aujourd’hui, le désarroi est total face à des conséquences pourtant annoncées et parfaitement logiques. La Suisse a choisi d’attaquer la libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux qu’elle avait elle-même demandés. C’était son droit, mais elle ne pouvait espérer que cette rupture du contrat européen reste sans effet.
Or, au lieu de s’interroger sur elle-même, avec lucidité, au lieu de se demander comment elle en est arrivée là et comment sortir de l’impasse, la Suisse incrimine les autres, tandis que le Conseil fédéral se cache comme lièvre dans son terrier. Nouvelle charge de Bruxelles, les Européens durcissent le ton, la Commission intransigeante, les Vingt-huit sans pitié ! Tels sont les cris de l’opinion. Finira-t-on par dire que c’est l’Union européenne qui a voté contre la Suisse le 9 février 2014 ?
La démocratie directe est un système fascinant, qui donne la responsabilité aux citoyens, aime à dire en substance, Simonetta Sommaruga, Présidente de la Confédération. Vraiment ? Loin de la liturgie officielle, l’observation du réel montre au contraire que l’initiative populaire encourage souvent l’irresponsabilité collective.
Sans surprise, le dernier sondage de l’institut Gfs met en évidence une tendance déjà identifiée dans de précédentes études : les jeunes Suisses semblent moins europhiles qu’auparavant. Si l’interprétation des chiffres recueillis appelle la prudence, il est certain que les temps ont changé. A l’enthousiasme des jeunes de 1992 pour la construction européenne succède, aujourd’hui, l’indifférence, voire une approche très critique de la génération montante.
Certes, il serait tentant de ne voir dans cette méfiance que la conséquence passagère des difficultés que traverse l’Union. Toutefois, des phénomènes plus profonds sont à l’œuvre. Premièrement, les jeunes Suisses sont devenus Européens sans le savoir et sans que nul ne s’avise de le leur dire. Sans entrave, ils se meuvent dans les pays voisins pour leurs études, leurs projets, leurs loisirs. Pour eux, développer une activité dans un pays de l’Union ressemble à se lancer dans un canton voisin. Ils n’ont pas la mémoire des frontières disparues, ni la crainte qu’elles reviennent limiter leurs mouvements. Autrement dit, ils ne voient pas de relation directe entre l’UE, objet politique, et l’espace européen, vaste zone de libertés. De même, ils méconnaissent le lien existant entre les accords bilatéraux et leur propre accès à cet espace.
Deuxièmement, l’isolement politique de la Suisse leur a été souvent présenté comme la raison de son succès économique, alors que celui-ci résulte au contraire et en bonne partie des cent cinquante accords signés avec Bruxelles. Ainsi, l’intégration européenne leur apparaît comme une hypothèse peu attrayante, quand elle constitue déjà une réalité aux bénéfices occultés.
En fait, les jeunes Suisses sont victimes de la lâcheté de leurs aînés. Qui les informe sur les enjeux européens ? Qui leur présente l’histoire, le sens, les objectifs de l’Union ? Quels messages reçoivent-ils au quotidien mis à part les cris des nationalistes ? Par confort et par crainte des populistes, les dirigeants de la Suisse n’évoquent plus son destin sur son propre continent. Ni le Conseil fédéral, ni les exécutifs cantonaux, ni les administrations, ni les partis n’ont le moindre mot à dire aux jeunes pour former leur conscience européenne. La défense de l’intégration et de ses valeurs repose désormais sur une poignée de parlementaires fédéraux lucides, ainsi que sur les associations telles que le Nouveau mouvement européen suisse (Nomes).
Or, qu’il s’agisse de la mise en œuvre de l’article contre l’immigration, de son amendement, de son abrogation, d’un accord-cadre institutionnel ou d’une initiative isolationniste, un nouveau vote interrogera le peuple. Comment l’ancrage européen gagnera-t-il demain sans être défendu aujourd’hui ? Une société meurt quand elle cache son visage à ses enfants.
Au cirque, le funambule suscite notre émerveillement, quand il progresse pas à pas vers son objectif, sur un fil tendu à belle hauteur. A Berne, les acrobaties européennes du Conseil fédéral laissent songeur, tant elles visent à rester immobile sur une voie plate et sans issue. Dans une démonstration par l’absurde, l’exécutif fait semblant d’introduire des contingents, qu’il souhaite éviter, applicables à l’Union européenne, qui les refuse, au travers d’une renégociation de la libre circulation des personnes, qui en réalité n’aura pas lieu. Naturellement, cet exercice repose sur une double fiction : celle que la position des Européens ne soit pas encore connue et celle que les citoyens suisses ne l’aient toujours pas comprises.
Certes, le Conseil fédéral est pris dans un piège, qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre. D’une part, il doit appliquer les normes constitutionnelles approuvées le 9 février 2014 ; d’autre part, les besoins vitaux de l’économie l’incitent à les contourner. Mais sur le fond, rien ne l’empêche d’accompagner ses entrechats d’un cap, d’un horizon, d’un message. A défaut de gouverner au sens classique du terme, rien ne lui interdit de « conseiller le pays », comme le laisse espérer son titre. Même brillante, une tactique sans finalité n’est qu’un théâtre sans parole.
Coupable, ce silence n’est pas affaire de circonstance. Assumé, il trouve sa source en amont, dans un refus de penser le destin de la Suisse. S’agissant des relations du pays avec son propre continent, le Conseil fédéral ne souhaite ni engager sa responsabilité, ni même proposer une vision. Dès lors, sa politique européenne devient une horloge, dont la grande complication a pour objectif de ne jamais donner l’heure.
Or, pour ne pas devoir trancher, l’exécutif est contraint d’adopter des postures contradictoires. En particulier, sur la valeur des institutions européennes, il cultive une approche schizoïde. D’un côté, il flatte les nationalistes et valide les clichés dominants : l’Union fait sourire, tant elle cumule les défauts ; arrogante, elle impose ses volontés ; ses prises de position sont des rapports de bureaucrates que personne ne lit, comme le disait encore Didier Burkhalter en décembre 2014. De même, être patriote, c’est traiter Bruxelles en adversaire et se réjouir d’y défendre avec force la préférence nationale, comme l’affirme aujourd’hui la Présidente de la Confédération. Simultanément, le Conseil fédéral demande aux citoyens de s’arrimer à ce dispositif qu’il contribue à discréditer : seul un renforcement de la voie bilatérale garantira notre prospérité ; vous devez dire oui à tout nouvel accord.
Ce double jeu constitue une erreur funeste dans une démocratie où le dernier mot appartient aux citoyens. Pourquoi devraient-ils croire que le succès du pays dépend d’une construction présentée comme un échec ? Pourquoi ne rejetteraient-ils pas une Union que le Conseil fédéral méprise et dont il s’applique à ne jamais faire l’éloge ? Destructeur, le refus d’inscrire la Suisse et l’Europe dans un intérêt commun a forgé la victoire de l’UDC.
Pour regagner l’opinion, l’exécutif évoquera-t-il un jour la réussite européenne ? Dans l’immédiat, il paraît se dédouaner de l’avenir, y compris celui de la Suisse. Le refus de penser oblige à se contredire, puis à se replier sur soi. En clair, la mise en œuvre des articles contre l’immigration imaginée par le Collège sert d’abord ses propres intérêts. Quoi qu’il arrive, rien ne sera de sa faute. A l’Union de dire une fois de plus que la libre circulation n’est pas négociable ; au Parlement de rédiger l’impossible loi d’application ; à l’économie de supporter des incertitudes croissantes ; au peuple de se débrouiller comme il pourra, lors d’un nouveau scrutin aussi indéfinissable que lointain.
Sans doute les sept Sages croient-ils s’installer ainsi au-dessus de la mêlée. Nouvelle erreur, leur démission les place en-dessous des débats qu’ils désertent. A Bruxelles, qui se fie à leur parole ? En Suisse, qui mise sur eux pour sortir de l’impasse ? Au moment où les dirigeants qui nous entourent pensent, travaillent, discutent, bataillent, pour conjuguer l’intérêt des Etats et celui de l’Union, avec une extrême conscience des défis communs, au moment où les peuples cherchent une image de l’avenir européen, avec une gravité sans précédent, le Conseil fédéral nous propose un selfie sur fond blanc.
En plus d’une explosion des accords bilatéraux, que tant d’élus désirent taire, et d’une implosion de la démocratie directe, que nul ne souhaite évoquer, le 9 février 2014 marque un changement d’ère gouvernementale. Le Conseil qui devrait faire référence dans une démocratie aux interactions multiples devient peu à peu une simple variable tactique du système. Ainsi, ses positions se transforment en postures, ses convictions en communications, son éthique en esthétique. Seule Eveline Widmer-Schlumpf parle vrai, quand elle indique qu’une votation de clarification européenne est à prévoir. Son courage sera-t-il contagieux ? La Suisse a besoin d’un pilote, si elle veut éviter l’Alleingang. Que cela leur plaise ou non, les Conseillers fédéraux sont à la croisée des chemins : soit ils osent affirmer le destin européen du pays, soit ils verront leur magistrature sombrer sans bruit dans une douce et triste insignifiance.
L’an dernier, la campagne de votation sur l’initiative UDC contre l’immigration de masse nous avait peint une Suisse en grande souffrance.
A entendre les uns et les autres, le pays était au bord de l’explosion sociale, tant les conditions de vie des habitants devenaient précaires. Même la gauche était tombée dans le piège tendu par les nationalistes en validant leurs diagnostics. Certes, elle s’opposait vivement aux contingents, mais elle voyait dans les élucubrations contre les travailleurs étrangers de mauvaises réponses à de vrais problèmes.
Or, stupéfaction, la première réaction à la victoire de l’UDC fut de proposer l’augmentation joyeuse des présumées souffrances helvétiques. Pour se passer des immigrés, on allait mobiliser les femmes et les retraités. Un sursaut collectif permettrait de mettre au travail les forces vives de la nation, rendant inutile l’apport des étrangers.
Aujourd’hui, nouvelle stupéfaction, le choc du franc fort suscite un réflexe similaire. Après une première vague de protestations, un consensus semble se dessiner pour travailler plus en gagnant moins.
Or, nul ne parvient à montrer ce que la Suisse gagnera en se privant de la libre circulation des personnes. De même, nul n’est en mesure d’expliquer l’intérêt d’une souveraineté monétaire fictive, puisque le franc est dépendant de l’euro, qu’il flotte ou s’arrime à ses flancs.
Dès lors, soit les Suisses ont le sentiment de ne pas travailler assez pour un salaire immérité. Soit ils aiment souffrir. Et si la deuxième hypothèse est la bonne, quel est le bénéfice secondaire de ce masochisme ?
En fait, le gain de cette péjoration économique et sociale volontaire est considérable, puisqu’il permet de nier l’extérieur. Penser comme si l’Europe n’existait pas ; faire campagne sans jamais parler d’elle ; réduire les choix politiques à des facteurs nationaux ; affirmer que les problèmes des citoyens peuvent être traités dans un petit périmètre rassurant ; autant d’artifices, mais quelles satisfactions!
Mentalement, la Suisse rejoint peu à peu l’Albanie d’Enver Hoxa. Exister, c’est se couper du monde, puis souffrir pour mériter le bonheur de la solitude. Jusqu’à quel degré d’absurdité et d’inconfort la Suisse poursuivra-t-elle l’expérience ?