Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
«Cohésion nationale» répètent en boucle certains, comme si ces deux mots constituaient la formule magique susceptible d’effacer les conséquences désastreuses du oui à l’initiative UDC.
Aujourd’hui, le principal risque que court la Suisse est le camouflage de ses déchirements pour éviter la souffrance que procurerait une vision lucide de l’état politique et moral du pays.
Dans ce scénario d’une anesthésie générale des facultés citoyennes, les articles constitutionnels contre l’immigration sont discrètement désactivés, la complaisance de l’UE est achetée par des compensations financières, le choc du 9 février est banalisé pour devenir une décision acceptable.
Certes, un tel escamotage aurait un prix. Le niveau d’intégration européenne régresserait. L’économie s’essoufflerait, tandis que le nationalisme étendrait encore son emprise sur le pays. Mais une société malade est prête à payer très cher pour ne jamais affronter la réalité.
En fait, la Suisse n’a pas besoin de valium, mais de vérité. Elle doit accepter ses erreurs, ses divisions et ses dysfonctionnements. Elle doit réaliser que seul un vote correctif lui permettra de sortir du marécage dans lequel elle s’est enfoncée le 9 février 2014.
Quand une crise secoue un pays, l’omerta ne signifie pas le retour de la paix, mais le début de la perversité.
Convaincus d’habiter une sorte de «Lampedusa alpin», où des hordes d’immigrés accaparent leurs logements et leurs emplois, les Suisses ont choisi de restreindre la libre circulation des personnes. Persuadés que l’Union européenne leur doit le respect et qu’ils ne lui doivent rien, ils ont décidé de négliger ses principes, tout en voulant jouer sur son marché. Vu de l’extérieur, où chaque peuple se contenterait volontiers de la moitié des richesses helvétiques, la Suisse ressemble au paysan de La Fontaine qui tue la poule aux œufs d’or pour gagner davantage. «L’Avarice perd tout en voulant tout gagner», dit la fable. L’argent oui, les immigrés non, a pensé la Suisse en trucidant allègrement les accords bilatéraux. Une telle faute s’inscrira dans les annales de l’illusion collective. Elle stupéfie, tant elle relève du masochisme. Pourtant, elle était prévisible. Trois phénomènes la rendaient structurellement programmée.
Premièrement, le recours croissant à la démocratie directe discrédite toute autre forme de gouvernance et stimule d’autant le populisme. Par nature, le droit d’initiative offre une rampe de lancement idéale aux campagnes protestataires. Il permet la réduction du complexe au slogan. Il stimule l’émotion au détriment de l’analyse. Il offre une arme efficace contre l’Etat et ses institutions.
Or ce droit se déploie aujourd’hui dans des sociétés où la Toile et les nouvelles technologies ont créé une «démocratie d’opinion». Portées par des flux bouillonnants, l’information, l’indignation ou la rumeur gonflent et s’autoalimentent à grande vitesse. Noyée dans ce maelström où domine l’immédiat, la mémoire politique devient plus courte. Volatile et privée de repères, l’opinion s’affranchit des partis classiques. Dans ce nouveau contexte, lancer un thème provocant et recueillir des paraphes n’est plus un problème : les réseaux virtuels permettent de mobiliser indignés et signataires avec une facilité grandissante. De même, la probabilité d’acceptation est beaucoup plus élevée, tant les citoyens assimilent désormais une votation à un sondage, où ils peuvent donner un signal aux élus sans se soucier des conséquences.
En tout, vingt et une initiatives ont été acceptées par le peuple et les cantons. Il a fallu cent vingt ans pour que les dix premières soient engrangées, alors qu’onze ont passé la rampe dans les vingt dernières années. Et dans la dernière rafale, toutes posent des problèmes de mise en œuvre. Comme la «société de la communication» ne va pas disparaître, cette tendance n’a aucune raison de s’inverser. Cette prolifération d’initiatives, devenues instruments de marketing, stresse la société sans la faire avancer et répète les mêmes débats sans améliorer leur qualité.
Dès lors, pour rester dans le mouvement, les élus et les journalistes pratiquent souvent une sorte de «populisme préventif». On accepte les codes des incendiaires. On renonce aux idées au profit d’images simplettes. On valide des diagnostics erronés. On parle des «élites», de la «base», de la «classe politique» et du «pays réel», sans mesurer combien ces constructions mentales sont filles du populisme. Bref, on aggrave la spirale inflationniste en croyant la juguler. Autrement dit, depuis quelques années, la Suisse est entrée dans un régime incontrôlable de «démagogie directe».
Deuxième phénomène, la «concordance arithmétique», c’est-à-dire la présence de tous au pouvoir sans le moindre accord programmatique, génère une «irresponsabilité politique» générale. Une démocratie directe triomphante appelle un point de vue gouvernemental structuré. C’est de la dialectique entre ces deux pôles que peut résulter un projet sensé pour le pays. C’est la clarté sur les actes qui permet le jugement citoyen.
Or, à l’inverse, tout le monde est au pouvoir, dont rien n’est véritablement lisible. Personne n’est hors du jeu, capable de l’éclairer par une pensée décapante. Tous les grands partis sont au gouvernement et dans l’opposition, amis et ennemis suivant les sujets, disqualifiés à tour de rôle par des jeux tactiques à géométries variables auxquels l’opinion ne comprend rien. Ainsi, les nombreux talents que comporte la politique suisse sont comme des abeilles dans un bocal. Ils s’agitent et s’épuisent à la recherche de la meilleure trajectoire, sans savoir que le vrai problème est la vitre à laquelle ils se heurtent sans fin. Sans surprise, les citoyens se détournent de ce tourbillon en vase clos, sans finalité ni responsable.
Une démocratie structurellement populiste couplée à un pouvoir illisible constitue un cadre si pervers qu’il doit être considéré comme parfait. C’est le troisième phénomène : le système suisse n’est tolérable qu’en décrétant tous les autres inférieurs. Particularisme épuisant et mythifié, il ne se définit qu’a contrario. Du coup, un nationalisme endémique marque la vie politique. La démocratie suisse est un exemple. Elle est plus complète et plus aboutie que celles qui nous entourent. Elle est notre bien le plus précieux. Le monde entier nous l’envie. Elle appelle un infini respect de l’extérieur, qui doit prêter à ses décisions une qualité supérieure à celles prises dans leurs simples Républiques. Ces illusions nourrissent les jeunes suisses de l’école à l’université, avec une imprégnation culturelle dont on voit les conséquences.
Populisme, irresponsabilité et nationalisme, ces trois fléaux sont encouragés par un système en fait plus rustique que vertueux. Les institutions ont pour devoir d’assurer un cadre stable, même quand la société dysfonctionne. En Suisse, ce sont les institutions qui la déchirent et la conduisent au bord de l’abime. Le clash du 9 février 2014 illustre magnifiquement ce paradigme. Violer la volonté populaire ou nos engagements internationaux ? Cette équation sans solution est l’expression même de l’initiative vécue comme un droit sacré et sans limite. En réalité, la victoire de l’UDC n’a pas seulement ouvert une crise majeure, elle a aussi acté la faillite du modèle suisse.
Demain, les forces vives du pays doivent se rassembler pour reconstruire l’idée européenne. Simultanément, un débat sur la démocratie directe et les institutions s’impose. Si ce double sursaut ne se manifeste pas, si aucune réforme n’est envisagée, alors les scrutins qui braquent un pistolet sur la tempe du bien commun se répéteront, avec de nouveaux accidents. La Suisse se marginalisera, perdra son attrait et ses atouts, pour s’enfoncer peu à peu dans les difficultés économiques et la paranoïa. Et dans vingt ans, isolée, anémiée, défaite, elle demandera son adhésion à l’Union européenne. Ce sera une reddition, sans gloire et sans condition. L’histoire aura présenté sa note. Celle qu’elle réserve aux bourgades arrogantes, dont la richesse masque trop longtemps le refus de se mettre en question.
Le droit d’initiative comporte de nombreux effets pervers qui ne sont jamais abordés, parce que la démocratie directe est sacralisée. En particulier, il organise une confusion dangereuse entre le débat de société souvent diffus et une décision politique toujours précise.
Le oui du 9 février illustre magistralement ce phénomène. En fait, la proposition de l’UDC liait deux thèmes distincts : d’une part, l’immigration, sur laquelle s’est focalisée le débat ; d’autre part, les relations de la Suisse avec l’Europe, qui sont restées à l’arrière-plan.
En clair, le peuple s’est vu contraint d’opérer deux choix par un seul vote, sans même s’en rendre compte. D’une certaine manière, l’initiative de l’UDC ne respectait pas « l’unité de la matière sur le fond », même si elle restait correcte sur la forme. En tout cas, elle rendait impossible « l’unité de la volonté populaire », en obligeant les citoyens qui voulaient corriger la politique migratoire à mettre simultanément fin aux accords bilatéraux existants.
Aujourd’hui, 74% des Suisses disent vouloir maintenir ces fameux accords qui viennent d’être torpillés. N’est-ce pas un appel d’une forte majorité pour l’organisation d’un vote corrigeant l’impossible équation du 9 février 2014 ?
Les partisans et les opposants à l’initiative UDC « contre l’immigration de masse » sont au coude à coude. Certains journalistes découvrent enfin l’état réel de l’opinion, qu’ils ont pourtant souvent contribué à construire en validant les fantasmes des populistes.
Du coup, ils s’interrogent fébrilement sur les positions que pourraient adopter l’UE en cas d’approbation. En réalité, c’est à Berne que les conséquences d’un oui seront déterminées.
En effet, soit le Conseil fédéral choisit de violer la démocratie directe en adoptant des mesures suffisamment larges et vagues pour qu’elles n’aient aucun effet sur nos relations européennes. Soit il décide de respecter la volonté populaire et sa stratégie est dictée par le texte même de l’initiative UDC.
En clair, le Conseil fédéral devra se rendre à Bruxelles, pour y renégocier la Libre circulation des personnes, en lui intégrant des contingents permettant de diminuer significativement l’immigration actuelle.
Et si, au terme du délai de trois ans prévu par l’initiative, le gouvernement ne parvient pas à obtenir un tel résultat, il sera contraint de dénoncer lui-même la Libre circulation des personnes, pour respecter la Constitution, cette résiliation entraînant la chute des accords bilatéraux.
L’UE peut se permettre d’attendre. La Suisse devra rapidement dire ses intentions. Autrement dit, si un oui à l’initiative UDC sort des urnes le 9 février, le couperet de la guillotine tombera d’abord à Berne.
Pour de multiples raisons, l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse cumule les défauts. Injuste, inefficace, dangereuse, elle organise la précarisation de la Suisse et son isolement européen. Conscientes que le 9 février constitue un carrefour existentiel, les forces vives du pays tentent d’expliquer les enjeux centraux. Malheureusement, sur le terrain, les discussions avec les citoyens montrent que leurs arguments laissent de marbre. De plus et surtout, trois représentations totalement fausses du scrutin altèrent le jugement de nos compatriotes.
Premièrement, au vu des sondages, l’idée s’est répandue que l’initiative ne gagnera pas. Or, les enquêtes ne font pas que renseigner sur l’opinion, ils la construisent. Autrement dit, qu’il soit juste ou faux, le dernier sondage qui donne les opposants majoritaires produit des effets concrets. On voit apparaître la montée du fameux « effet correcteur », où le votant change son choix de base pour tenter de construire un résultat nuancé. En clair, nombre de personnes affirment: « l’initiative ne va de toute façon pas passer, donc je peux l’approuver, non parce que je la crois nécessaire, mais pour donner un signal ». Or, la démocratie directe ne permet ni amendement, ni deuxième débat, ni conciliation entre les forces adverses. Son exercice est binaire, sans appel, ni signal. La disposition proposée est inscrite dans la Constitution ou ne l’est pas.
Deuxièmement, la prolifération des initiatives a fini par masquer leur importance. Dans les flux de votations sur tous les sujets et à tous les échelons, les citoyens peinent à distinguer l’essentiel de l’accessoire. De plus, ils ne mesurent plus les résultats de leurs votes. Entre lois d’application, nouveaux débats, agitation médiatique permanente, les conséquences de leurs choix s’estompent. Ainsi, le public n’accorde qu’un crédit relatif aux initiatives et à leurs effets. Ce sentiment est particulièrement vrai pour les démarches de l’UDC. On voit ses combats comme des croisades plus symboliques que politiques, à l’instar de la votation sur les minarets. « Comme cette initiative ne changera rien de fondamental, il faut la soutenir pour au moins faire un pas dans la bonne direction », répondent celles et ceux pour qui la démocratie directe est comme démonétarisée.
Troisièmement, le soutien à l’initiative découle bien davantage d’une validation des peurs que d’une acceptation des remèdes. A force d’avoir répété que l’UDC « pose de vrais problèmes, tout en offrant de mauvaises solutions », les partis classiques ont élevé les « pseudo-diagnostics » des nationalistes au rang de vérités statistiques. Dès lors, ils ont affaibli leurs propres analyses. Mais surtout, ils ont laissé entendre que les initiants disent la vérité. Or, si les diagnostics de l’initiative sont justes et que par nature ses effets sont limités, son approbation devient légitime, voire nécessaire. « Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour dire que la libre circulation des personnes fait problème », concluent celles et ceux pour qui l’inquiétude suffit à justifier le oui.
En réalité, le droit d’initiative organise une confusion permanente entre débat de société et décision politique. Créatif, insolent, ouvert, le débat de société se nourrit de tous les discours et de toutes les émotions. Il mélange les expertises les plus pointues aux approximations les plus fantaisistes. Il suscite un bouillonnement, où chaque théorie, chaque digression, chaque anecdote ont leur juste place, puisqu’il s’agit de débattre sans crainte, ni retenue. A l’inverse, la décision politique écarte les passions, recherche le calme, convoque la bonne foi et la connaissance des dossiers pour élaborer la meilleure loi possible, au profit du bien commun. La démocratie directe laisse croire que ces deux plans se rejoignent forcément. Il n’en n’est rien. Parfois même, ils s’excluent.
Aujourd’hui, une avalanche de considérations sur l’immigration submerge la Suisse. Analyses économiques, bilans démographiques, rappels historiques, projections dans l’avenir, exégèses philosophiques, reportages en tout genre, les approches se multiplient. AVS, fiscalité, logement, transports, urbanisme, formation, sécurité, santé, environnement, emploi, pas un aspect de la vie qui ne soit éclairé par la problématique des flux migratoires. Ce vaste brainstorming collectif, où chacun agite ses savoirs et ses préjugés, peut réjouir. Mais favorise-t-il réellement la prise d’une bonne décision ?
Il est urgent de sortir du Café du commerce ou de la salle de cours, pour revenir aux articles rédigés par l’UDC. Il est impératif d’en expliciter la portée. Nous ne sommes pas en présence d’un dispositif modéré, postulant de vagues intentions. Au contraire, le texte stipule que « la Suisse gère de manière autonome l’immigration des étrangers », rendant inutile toute négociation avec nos partenaires. Sans échappatoire possible, il instaure des contingents et programme la fin de la libre circulation des personnes, y compris par voie d’ordonnance. Si une opération vérité sur le contenu de l’initiative n’est pas conduite avec la dernière énergie, la votation sera explosive. Dans les urnes, les Suisses exprimeront leur ressenti de questions sociétales, sans vouloir obligatoirement de rupture drastique. Et le 10 février, ils découvriront que de nouvelles dispositions constitutionnelles brisent leurs positions européennes et briment leur économie, ouvrant une décennie de régression et d’incertitude.