Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.
Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ?
En apparence, tout est parfait. La Suisse est riche, plus riche que ses voisins. La vie y est agréable, attirant de nouveaux habitants. Ses institutions sont solides, parmi les plus stables de la planète. Si le confort et l’argent sont les indices du bonheur, alors quelle joie d’être Suisse!
Mais pourquoi cette réussite génère-t-elle un pays anxieux, nationaliste, xénophobe, impitoyable avec les moins privilégiés ? Pourquoi se dit-il en guerre contre ses voisins, l’Union européenne, les Etats Unis, l’OCDE, le monde entier ? Pourquoi la prospérité n’engendre-t-elle pas la sérénité, mais des gémissements pareils aux cris d’Harpagon croyant qu’on lui a dérobé sa cassette ?
Petite découverte estivale. Désormais, dans les hôtels italiens, le voyageur suisse doit signer une déclaration certifiant qu’il ne visite pas la Péninsule pour démarcher de potentiels fraudeurs fiscaux ou conduire quelque affaire illégale.
Voilà qui en dit long sur les conséquences de tant d’années où la Suisse a développé les pratiques que l’on sait. Aujourd’hui, les démocraties ne les acceptent plus ; du coup, les voilà déclarées ennemies. Simultanément, nombre d’instances supranationales tentent de réguler la finance ; donc, il convient de les freiner ou de s’en tenir à l’écart.
Ce 1er août 2013 a un parfum d’aigre-doux. La Suisse est riche, mais pauvre en amis. Voilà peut-être la raison de ces affirmations narcissiques et belliqueuses. Qui bombe le torse, fier de sa fortune, croyant ne rien devoir à personne, cache en fait sa peur de la solitude, source d’une indicible mélancolie.
A ce jour, les scientifiques ne savent toujours pas pourquoi certaines baleines choisissent de s’échouer sur le sable. Troubles neurologiques, pannes du système d’orientation, perturbations dues à la pollution des eaux, différents facteurs semblent en cause.
Demain, les politologues s’interrogeront sur les phénomènes qui ont poussé le PLR à organiser sa propre déchéance. Rarement, un parti politique suisse aura travaillé avec autant d’obstination à sa marginalisation.
Les comportements suicidaires du PLR ont débuté avec son adhésion aux principes du néo-libéralisme. « Moins d’Etat » ont crié ses élus pendant des décennies, sans se rendre compte qu’ils postulaient ainsi un « moins d’eux-mêmes », puisqu’ils tenaient en mains un système qu’ils avaient d’ailleurs créé.
Par la suite, cette limitation au champ économique s’est avérée encore trop vaste pour un parti dont les idées ne cessaient de rétrécir. Délaissant l’économie réelle, il s’est peu à peu focalisé sur la défense de la place financière. Aujourd’hui, ultime appauvrissement intellectuel, le PLR veut sauver le secret bancaire, même si les professionnels de la branche souhaitent passer à l’échange d’informations.
Certes, l’agitation de quelques platitudes tente de compenser cet asséchement programmatique. Nous sommes pour l’emploi, répètent en boucle certains élus, comme s’il existait un camp partisan du chômage. Hélas, le vide, même fébrile, reste du vide.
En fait, sous la houlette brutale et simpliste, de Philippe Müller, actuel président, l’objectif du PLR paraît être de finir dans les bras de l’UDC. Antisociaux, souverainistes, peignant une Suisse en guerre économique, qualifiant de traîtres à la patrie ceux qui osent s’écarter des réflexes nationalistes, les Radicaux n’ont désormais plus rien à envier à la droite populiste. Mieux, soucieux de ne pas s’en tenir au discours, ils se montrent ses meilleurs agents électoraux. Dans les cantons de Neuchâtel et du Valais, MM. Perrin et Freysinger doivent beaucoup à leurs efforts.
L’action politique ne peut exister durablement sans pensée, ni générosité. Parce qu’aucun idéal, aucune vision, aucun projet ne porte le PLR, sa déchéance paraît inéluctable. On ne voit pas quelle révolution interne pourrait le relancer. Ses derniers esprits libres seront étouffés par sa droitisation. Ses derniers sursauts en matière de communication ne masqueront pas son insignifiance. Qui peut sauver une baleine nageant vers le sable ?
Par nature, la Suisse est un Etat réactif. Souvent, la « nation de la volonté » est aussi la nation de la volonté des autres. Craignant le changement comme la peste, la Confédération n’opère de grands choix politiques que sous la pression des circonstances extérieures.
La Lex USA illustre ce phénomène. Les Américains ont contraint les Chambres fédérales à trancher un vieux dilemme existentiel : La défense de l’Etat prime-t-elle sur celle de la place financière ?
Certes, la réponse donnée par le Parlement contient une part non négligeable d’indignation souverainiste. On refuse qu’une puissance étrangère pose à la Suisse une forme d’ultimatum. On n’admet pas qu’autrui se permette de donner une leçon gênante.
Réflexe pavlovien, ce mouvement de menton nationaliste exprime aussi le dépit de ceux qui savent que le train de la normalisation est parti. Dans tous les dossiers fiscaux et quels que soient les processus, la Suisse va devoir rejoindre les standards internationaux. Encore un pan du Sonderfall qui s’écroule !
Par ailleurs, le non à la Lex USA contient une affirmation positive qu’il convient de ne pas sous-estimer. Pour la première fois, le législatif ne suit pas à la lettre les consignes des banques. Mesure-t-on à quel point cette émancipation est nouvelle ? La Confédération deviendrait-elle un « Etat au sens plein du terme », dont la finalité dépasse la simple addition de conditions cadre utiles à sa place financière ?
Même si cette affirmation de la Suisse politique s’effectue en quelque sorte « à l’insu de son plein gré », elle opère un tournant décisif. Il existe désormais un Parlement qui ne réduit pas le destin du pays à celui de ses banques. Il n’est pas exclu que cette option soit durable. Merci aux Etats Unis d’avoir ainsi obligé la Suisse à se réinventer !
C’est une déroute ! Par près de 80% de non, les citoyens ont balayé l’initiative instaurant l’élection du Conseil fédéral par le peuple. L ‘UDC subit un échec et Christophe Blocher un sévère désaveu, lui qui avait entraîné son parti dans une « opération vengeance » suite à sa non-réélection au Conseil fédéral. A l’inverse, le Parlement, le Conseil fédéral et Eveline Widmer-Schlumpf sortent renforcés de ce scrutin.
En fait, le peuple connaît son pays. La Confédération n’est pas un vaste canton. Un Etat fédéral multilingue ne constitue pas un espace démocratique homogène, où les candidats auraient pu s’affronter de manière équitable. Le Conseil fédéral ne souffre pas d’un déficit de légitimité, mais d’un manque de cohésion. Et son élection directe aurait encore affaibli son peu de cohérence programmatique.
En clair, les citoyens n’ont pas voulu de sept campagnes électorales à l’américaine, permanentes et parallèles, où l’argent et le tapage médiatique auraient joué un rôle déterminant.
Manipulatrice, l’initiative de l’UDC reposait sur le dénigrement des Députés aux Chambres fédérales pourtant désignés par le suffrage universel. Paternaliste, elle véhiculait l’idée que le peuple, brimé par les élites, avait besoin de sept hommes forts pour être gouvernés.
Par nature, le populisme instrumentalise celles et ceux qu’il prétend servir. Il attise les insatisfactions pour s’en faire le remède. Sous couvert de démocratie, il cherche le développement de son propre pouvoir. Les Suisses semblent au clair sur ce genre de manœuvre. Aujourd’hui, s’agissant de la formation de son gouvernement, le peuple a désavoué le populisme.
Cumulant les défauts, l’initiative UDC instaurant l’élection du Conseil fédéral par le peuple n’a qu’une vertu : elle rappelle que l’actuel système de gouvernement devra être un jour réformé, tant il manque de cohésion programmatique. Pour autant, elle n’apporte aucun remède à cette carence. Au contraire, elle l’accentue tout en introduisant de nouveaux problèmes au cœur des institutions. En fait, elle offre l’exemple magistral d’un projet mal pensé, dont les effets détruisent les objectifs qu’il revendique.
Donner la parole au peuple, tel est le but premier des partisans de l’initiative qui se posent en défenseurs de la démocratie. Or, d’une part, l’Assemblée fédérale, qui a la compétence d’élire le Conseil fédéral, est l’émanation du peuple. D’autre part, les citoyens ne gagneront que le droit de soutenir les candidats que les partis voudront bien leur présenter. En réalité, ce sont les formations politiques qui choisiront les futurs Conseillers fédéraux, après de longues batailles internes. En quoi un Congrès du PS ou de l’UDC est-il plus légitime que l’Assemblée fédérale élue au suffrage universel ? Pourquoi les négociations politiques des Députés aux Chambres fédérales seraient-elles indignes, alors que celles des militants incarneraient l’innocence et la pureté ? Sauf à organiser des élections primaires ouvertes à tous dans chaque camp et dans chaque canton, casse-tête ingérable, les citoyens ne constitueront pas l’équipe susceptible d’occuper les sept sièges du gouvernement.
Par ailleurs, une fois les candidats désignés, l’argent et la médiatisation seront rois. L’emporteront au final les candidats qui auront su accumuler les capitaux pour faire campagne dans toutes les régions. Quel pouvoir réel gagnera le peuple en subissant pendant des mois sept courses folles à l’américaine entre des champions désignés par les partis et financés de manière obscure ? Absurdité supplémentaire, la diversité linguistique rendra le libre-arbitre citoyen aléatoire. Pour avoir du sens, la démocratie a besoin d’un espace de discussion commun établi dans la durée. Comment se faire un avis pertinent sur un politicien que l’on ne comprend pas et dont l’action politique a été suivie par des journaux que l’on n’a jamais lus ? Bref, l’initiative UDC n’apportera ni la transparence, ni une amélioration de la démocratie.
Certes, répliqueront ses partisans, mais au moins les Conseillers fédéraux auront été adoubés par le peuple, ce qui les renforcera. Hélas, il ne suffit pas qu’une élection soit directe pour que l’élu bénéficie d’une légitimité indiscutable. La réalité montre des phénomènes beaucoup plus complexes. Ainsi, la légitimité d’Angela Merkel est plus forte que celle de François Hollande ou que ne l’a été celle de Nicolas Sarkozy. En Suisse, le crédit dont jouit une Doris Leuthard, par exemple, est supérieur à celui de beaucoup de membres des exécutifs cantonaux. L’histoire des cantons montre que de nombreux Conseillers d’Etat ont été considérés comme des erreurs de casting par leurs électeurs, qui se sont accommodés des magistrats que les partis leur avaient proposés en priant qu’ils n’entreprennent rien de spectaculaire.
Autrement dit, l’élection ne génère pas une légitimation a priori des politiques qui seront conduites. La force d’un gouvernant ne tient pas qu’au verdict des urnes, mais repose aussi sur son action et sur la manière dont il se comporte. La compétence, l’impartialité, l’intégrité, le sens du dialogue, le respect des pouvoirs intermédiaires et des institutions, ces qualités fondent le crédit que le peuple accorde à ses dirigeants. Dans une contribution à la revue Esprit parue en 2008, l’historien Pierre Rosanvallon note que « la légitimité est, comme la confiance entre individus, une institution invisible ».
Par contre, si l’élection du Conseil fédéral par le peuple n’augmente pas sa légitimité, elle menace la cohérence déjà faible de son action. Sept campagnes électorales quasi permanentes dans tout le pays achèveront de transformer les Départements en sept forteresses dont la surveillance des six autres sera le souci prioritaire. On objectera que cela marche à l’échelon cantonal. En est-on si sûr ? Mais surtout l’analogie n’est pas pertinente. Dans pratiquement tous les domaines, les cantons sont profondément insérés dans le droit suisse qui leur donne un cadre et une orientation, quelles que soient leur turbulences internes. Tout autre est le statut de la Confédération. Déterminant le destin du pays et les grands choix politiques applicables à tous, elle n’est nullement un canton plus vaste que les autres qui pourrait copier leurs fonctionnements.
Enfin, dernière négation de ses finalités, l’initiative de l’UDC menace les valeurs qui ont fait la Suisse. Favorisant les grands centres, elle ne peut qu’accentuer les rivalités territoriales, en ôtant pratiquement toute chance aux petits cantons d’obtenir des représentants au gouvernement. Supprimant l'intervention de l'Assemblée fédérale, elle ruine la recherche de consensus, réduisant le gouvernement de la Suisse à une addition de héros médiatiques et antagonistes. Toute l’histoire de la Suisse est un immense effort pour dépasser un morcellement qui la rend improbable. Toute son évolution tient dans la multiplication de processus démocratiques complexes primant sur des affrontements brutaux. L’initiative UDC propose une véritable déconstruction de ce savoir-faire.
Au vu d’autres défauts majeurs tels que la relégation en ligue B des ministres romands dont l’élection sera assurée par un quota, on peut s’étonner des soutiens reçus par l’initiative. C’est oublier combien l’inconscient collectif est encore marqué par l’illusion que la politique consiste à être hissé sur le bouclier du pouvoir par des bras enthousiastes pour les diriger fermement. Ouvrier chez Peugeot, puis historien et directeur d’études à l’EHESS, Yves Cohen analyse la fascination pour le commandement dans « Le Siècle des chefs », grande étude qui vient de paraître aux Editions Amsterdam.
Le chercheur rappelle qu’à la fin du 19ème siècle l’industrie change d’échelle. Il montre que la taylorisation dans de grandes usines génère l’émergence du chef dur mais juste, qui commande les ouvriers pour leur bien. Simultanément, le concept d’Etat-nation atteint son apogée, puis explose dans la Seconde guerre mondiale, qui produira l’adoration des chefs que l’on sait. Yves Cohen voit dans ce primat du commandement fort une résurgence des droits et responsabilités tenus par les aristocrates sous l’Ancien régime. Sans en être conscientes, les nations ont remis sur son piédestal l’Autorité contestée par la démocratie. Interrogeant l’avenir, l’historien observe que nous vivons désormais dans des sociétés horizontales et ouvertes, où chacun veut et prend la parole. Ainsi, les mutations sociales actuelles ne lui semblent plus structurées par des leaders charismatiques.
La multiplication de chefs paternalistes, même plébiscités par les urnes, n’apporterait guère de solutions aux démocraties. En tout cas, autonomes et informés, les citoyens d’aujourd’hui cherchent moins leur protection qu’une participation efficace à la définition de leur quotidien. Dans cette optique, l’Helvète fait figure de pionnier. Grâce aux droits d’initiative et de référendum, il dispose déjà d’un contrôle étendu de la vie politique et de ses ministres. En réalité, aucun argument sensé ne plaide pour le développement au cœur des institutions suisses du « syndrome d'Abraracourcix ».