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Éloge funèbre de Guillaume Tell

Editions de l’Aire 2022

Mon cher Guillaume Tell,

Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.

Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ? 

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Bienvenue dans le monde à l’envers !

Longtemps, les signes avant-coureurs de la tempête se sont accumulés. On les voyait envahir l’horizon, on pouvait les nommer. D’abord, les cumulus noirs d’un nationalisme renaissant couvrirent le ciel. Puis vinrent les coups de tonnerre des populistes, bretteurs avides de pouvoir. Enfin, le vent mauvais du simplisme brutal souffla sur les têtes. Aujourd’hui, la tempête fait rage. Inimaginable, le Brexit a été voté. Impensable, la présidence Trump est en marche. Incontrôlables, les mouvements extrémistes font l’agenda. Or, les alarmes ne retentissent pas. Parce qu’elle est sur nous, la tempête a disparu des écrans radar. Alors qu’elle se renforce, elle devient progressivement la normalité. Violente, elle a retourné les esprits comme des parapluies. Sans pitié, elle a fait tomber les masques de ceux qui l’admiraient en secret.
Ce grand retournement frappe des valeurs fondamentales, avec  des conséquences inouïes. La liberté, si chèrement payée au siècle dernier, fait aujourd’hui sourire. Nouvelle tendance, la contrainte la remplace. Dans cette folle bascule, l’Union européenne devient l’ennemie des peuples, tandis que Poutine incarne leur salut. Vive les régimes autoritaires. Au diable les Droits de l’homme, les textes et les juges qui les protègent. A bas la liberté pour les personnes de se mouvoir, pour survivre ou chercher du travail au delà de frontières à nouveau sacrées.
Deuxième renversement, la prospérité n’est plus liée aux échanges, mais à leur diminution. Le paradis, c’est le protectionnisme. L’enfer, c’est la mondialisation. Finissons-en avec ces organisations internationales, ces traités commerciaux et ces marchands cosmopolites. Chacun chez soi, chacun pour soi. Au lieu d’élever les protections sociales à des échelles plus vastes que la nation, on veut s’anémier dans un entre soi économique. Comme si demain, les barrières douanières allaient inciter les milliardaires à partager leur fortune. Dans une logique absurde, on parie sur une pauvreté collective retrouvée pour mettre fin aux injustices.
Sans surprise, la tempête n’a pas épargné la pensée. Le langage, tout d’abord, a été retourné comme une vieille chaussette. La recherche du mot juste, le respect de l’opinion adverse, les périphrases pour ne pas blesser autrui, ce long travail des sociétés multiculturelles pour qu’une parole puisse vivre entre des individus différents a été balayé. L’outrance, la vulgarité, l’invective et surtout la stigmatisation, cette déconstruction de la civilisation, sont devenues la règle. De même, l’étude, la recherche, l’exploration de la complexité, l’interrogation des certitudes ont été remplacées par le simplisme tonitruant. Moins on en sait, mieux on se porte. A bas les écoles, haro sur les universitaires.
Certes, la tempête s’est levée côté droite. Ploutocrates ou identitaires, les Trump, Erdogan, Orban, Farage, Wilders, Le Pen et autres Blocher détestent la sociale démocratie et veulent sa perte. Hélas, d’autres courants sont contaminés. Tristement, on voit certains représentants égarés de la gauche instruire le procès de leur propre camp. Dans leur bouche, la victoire de la haine devient la faute de ceux qui la combattent. Nos élus ont abandonné le peuple, disent-ils. Les classes populaires sont orphelines, ajoutent-ils, sans voir combien ce paternalisme suggère des citoyens davantage soumis à l’autorité d’un chef qu’émancipés de leur condition. Quand des allégations obscures sont répétées de tous côtés, elles finissent par briller comme l’acier. Entre les mâchoires populistes, l’espace ne cesse de se réduire.
Même si les périodes ne sont pas comparables, ces mécanismes font songer aux années Trente. Même si des évolutions similaires ne sont pas forcément à craindre, nombre de phénomènes se ressemblent. Or, dernier retournement, le passé et ses leçons n’existent plus. Le présent ne peut être évalué qu’à l’aune d’un avenir présenté comme apocalyptique si le pouvoir n’est pas donné aux leaders souverainistes. N’évoquez plus ni le fascisme, ni le nazisme, nous ne tolérons plus ce rappel, protestent les populistes. Mais quelle autre science politique avons-nous, pauvre humanité, si ce n’est la mémoire de nos erreurs ? Magnifique escamotage, l’histoire n’existe plus. D’une bourrasque, la tempête l’a remplacée par l’identité. Nationale ou sociale, seule l’identité a désormais le droit de nourrir l’analyse.
Si vous êtes juif, musulman, noir, immigré, artiste, chercheur, intellectuel, marginal, cosmopolite, homosexuel ou simplement attaché aux libertés fondamentales, prenez garde, les « hommes forts » au service du « vrai peuple » sont de retour. Si vous les ménagez, eux ne vous épargneront pas. Naturellement, à terme, ils échoueront. Mais après quels dégâts faits aux démocraties ? Après combien de souffrances infligées aux populations ? Dans un monde à l’envers, il faut garder le cœur à l’endroit. A chaque injustice, réagissez, sans vous décharger sur autrui, ni espérer que le temps réglera l’affaire. Et si la sottise vous traîne un jour vers la charrette qui mène sur la place où les opportunistes se moquent des insoumis, n’hésitez pas, montez ! La tête haute.

Le populisme, redoutable méthode de captation du pouvoir

Certes, l’élection de Donald Trump est le résultat d’une somme de facteurs, dont certains sont spécifiquement américains. Toutefois, elle s’inscrit aussi dans une chaîne d’événements qui voient les fantasmes et les leaders qualifiés de populistes triompher. Mais qu’est-ce que le populisme ? Une simple expression à la mode ou un mécanisme politique précis ?
Deux fausses pistes
D’emblée, éliminons les fausses pistes. Pour certains, le populisme ne serait pas un phénomène politique, mais une simple réponse mécanique aux déficits démocratiques. Son actuel succès reposerait sur l’impossibilité pour nos contemporains de se faire entendre. Ce postulat ne repose sur rien.
En réalité, le temps béni d’une démocratie parfaite, sans tension, contrôlée par des citoyens satisfaits, n’a jamais existé. Au contraire, un regard en arrière, par exemple sur les années cinquante, montre des administrés dociles face aux pouvoirs, peu consultés, ainsi que des grands partis qui décident de tout, sans état d’âme. Aujourd’hui, portés par le besoin de transparence et les nouvelles technologies, les débats sont plus vastes, plus intenses, plus insolents, interpellant de manière directe les élus. Mieux, la plupart des décisions prises par les autorités le sont après des examens de l’opinion, qui ne se pratiquaient pas auparavant (sondages, questionnaires, enquêtes, études d’impact, commissions citoyennes, groupes de travail). Enfin, le populisme n’est pas absent de sociétés très participatives, comme la Suisse. Dans un pays où les citoyens votent chaque trimestre sur une ribambelle de sujets, le premier parti est l’UDC, dont le credo est la stigmatisation d’élites accusées d’ignorer le peuple.
Seconde fausse piste : le populisme n’est pas le corollaire de la misère. Dire qu’il est la voix des prolétaires protestant contre la pauvreté n’a pas de sens. En effet, il existe des pays pauvres sans leaders populistes. A l’inverse, certains triomphent dans des pays riches. A nouveau, la Suisse en est la preuve. De la même manière, un mouvement populiste n’est pas la somme des défavorisés. Ses membres peuvent être bien protégés, voire privilégiés. En Suisse, une étude a montré que l’UDC recrutait dans toutes les couches de la société (P. Gottraux et C. Péchu, Militants de l’UDC, la diversité sociale et politique des engagés, Antipodes, 2011). Aux Etats-Unis, les experts ont montré que les bas-revenus ont choisi en majorité Hillary Clinton (qui a recueilli 2,5 millions de voix de plus que son adversaire). On peut rouler en Bentley et voter Trump ou Blocher.
Une méthode pour mobiliser
Le populisme est un fait, parce qu’il est possible de l’observer et de le caractériser. Naturellement, il est faux de coller l’étiquette de populiste à n’importe quelle situation ou personnalité, pourvu qu’elle soit choquante ou simplement populaire. Ainsi, l’extrême droite ou l’extrême gauche ne sont pas forcément populiste. De même, un souverainiste, un nationaliste, un raciste, un marxiste, n’est pas par définition un populiste. Idem pour un opportuniste, un lâche, un démagogue, un vantard, un macho, un menteur, un imprécateur. Abuser du vocable fait douter de sa pertinence, alors qu’il recouvre des paramètres précis, visibles sur le terrain.
Constat de base, les contenus idéologiques sont peu nombreux : simples, grossiers, flous, ils additionnent des thèses caricaturales, empruntées à gauche ou à droite et sciemment déformées. Par contre, les stratégies sont étonnement semblables : toujours un leader se proclame seul représentant du peuple opprimé par les élites et veut renverser la table. De plus, les armes utilisées sont toujours les mêmes : simplisme, violence, désignation de boucs émissaires, invention d’ennemis extérieurs, agitation des peurs, prévisions apocalyptiques, dérision et moqueries, mise en scène narcissique, recherche obsessionnelle de la visibilité. En clair, le populisme n’est pas une idéologie, mais une méthode pour occuper le terrain, mobiliser des troupes et capter le pouvoir. En fait, elle joue une valse à trois temps.
Diabolisation des élites
Premièrement, une mobilisation se forme autour d’un leader, qui crie que « le peuple » pur, sain, juste, innocent est opprimé, bafoué, privé de ses droits par « des élites » méprisantes, truqueuses, corrompues. Clivant la société, cette accusation permet d’inventer un groupe de comploteurs haut placés, malfaisants, sans jamais le définir. Qui sont ces fameuses élites ? Les élus, les juges, les journalistes, les universitaires, les professeurs, les avocats, les médecins, les artistes, les peoples, les stars du foot, les banquiers, les patrons ? Un intellectuel pauvre en fait-il partie ? Et quid d’un artisan riche ? En fait, il s’agit d’un concept creux, tant chacun est à la fois « en situation de décider » et « sujet de décision », « plus haut » et « plus bas » sur l’échelle sociale que ses voisins.
Sauvetage du peuple
Deuxièmement, le leader populiste se prétend l’unique représentant du peuple. Mes concurrents sont illégitimes, dit-il, car ils défendent les élites. De même,  ajoute-t-il à ses fans, vous seuls êtes le vrai peuple, les autres ne sont rien, ce sont des parasites qu’il faut écarter. Ensemble, nous y parviendrons, ensemble nous redresserons le pays. Or, le peuple, en tant qu’entité homogène, n’existe pas. C’est une abstraction qui permet à la démocratie de fonctionner. Nul ne peut se l’approprier. En réalité, le corps des votants est formé d’une multitude d’individus différents, dont les attentes sont diverses et contradictoires.
Mission sacrée
Enfin, le leader verticalise sa démarche. Au nom de sa mission sacrée, il a le droit de s’affranchir des règles. Justicier, il peut se placer au-dessus des lois pour rétablir la Loi. Dans une attitude de type putschiste, il s’autorise des comportements brutaux pour sauver la société. La force, cette ennemie de la démocratie, est son registre. Habilement, la mécanique populiste la retourne en liberté. Soudain, brutaliser le langage ou la loi devient une nécessité pour servir le peuple. Ainsi, l’autoritarisme du leader est légitimé.
Stigmatisations payantes
Cette méthode est d’une efficacité redoutable ! Séparant les bons des méchants, elle quitte le plan de la politique, pour se placer sur celui de la morale. Centralisée, elle laisse les mains libres au chef. Rageur, il agit comme un incendiaire qui met le feu à la maison, puis désigne le brasier qu’il vient d’allumer. Instinctif, simplificateur génial, il doit être pris au sérieux. Ainsi, il ne dérape jamais. Ses stigmatisations ne sont pas des provocations, mais des ciblages précis qui lui attirent à chaque fois de nouveaux publics. Alors que les partis classiques tentent de fédérer par inclusion, le populisme rassemble par exclusion. Sciemment, il désigne du doigt des personnes qu’il présente comme des parasites (immigrants, noirs, juifs, musulmans, homosexuels, universitaires, artistes, assistés sociaux). Et ceux qui se réjouissent de les voir accusées rejoignent le leader. Nul besoin d’être pauvre pour le suivre. Tous les publics peuvent être séduits. Sans doute, le sentiment qu’une souffrance psychologique ou matérielle trouve pour la première fois un écho favorise l’adhésion à la violence : nombre d’abstentionnistes quittent leur passivité, quand les cris d’un populiste instrumentalisent leur mal être.
Le danger augmente
Demain, le populisme risque de se renforcer. Mutation irréversible, la société numérique lui offre des avantages énormes. Autant un parti classique ne pourra jamais expliquer en 140 signes une politique migratoire ou la transition énergétique, autant le populisme peut gagner à coup de tweets et de mini vidéos. Or, sa victoire n’est jamais indolore. Même quand les institutions le canalisent, il abime la démocratie. De plus, il dégénère souvent en régime autoritaire, parfois en dictature. Qui tolère l’agression populiste par paresse ou par opportunisme s’endort sur un lit gagné par les flammes.

L’attentisme alimente le populisme

A première vue, la démission de Nigel Farage de la présidence d’UKIP peut surprendre. Pourtant, elle s’inscrit sans hiatus dans la pièce populiste. Celle-ci ne comporte pas un seul acte, mais déploie ses séductions perverses en une dizaine d’étapes.

Comparables, la votation suisse du 9 février 2014 sur l’immigration et le référendum britannique du 23 juin 2016 sur l’appartenance à l’UE montrent les sinuosités du populisme et sa capacité à rebondir. Sa victoire dans les urnes est d’abord un échec, qui peut se transformer en victoire et générer un nouveau cycle de captation du pouvoir, plus violent que le précédent. Cette dramaturgie comprend les phases suivantes.

1) Créant ou saisissant l'opportunité d'une votation européenne, les incendiaires populistes du type Blocher, Johnson ou Farage se déchaînent. Ils font campagne avec des cris d’autant plus efficaces qu’ils s’affranchissent du réel. Ils excitent les passions avec un seul mot d’ordre : ça suffit, le peuple doit reprendre le pouvoir face à l'UE !

2) En fait, ils ne veulent pas gagner. Leur objectif est uniquement de capter le pouvoir par une destruction systématique des partis classiques, gauche et droite confondues.

3) Le vote a lieu. Catastrophe, le peuple a cru les mensonges des populistes. Ils ont gagné! La maison brûle!!

4) Devant les flammes, la panique est générale. Du coup, les populistes commencent par nier leurs actes : mais non, la maison n'a pas brûlé ; la vie continue comme avant. Ainsi, après le 9 février, Blocher affirme que l’UE acceptera de renégocier la libre circulation des personnes. De même, au lendemain du Brexit, Johnson ose dire que rien n’a changé et, plus stupéfiant encore, que la Grande Bretagne va intensifier ses relations avec l’Europe.

5) Mais l'incendie a bel et bien eu lieu. Les dégâts commencent à se voir. En Suisse, l’accès aux programmes de recherche européens est suspendu. Au Royaume Uni, la monnaie et la bourse s’effondrent. Aussitôt, les incendiaires fuient comme des criminels et se dégagent des responsabilités. Blocher quitte le Parlement. Johnson sort de la course au poste de Premier ministre. Farage démissionne.

6) Dans un premier temps, les populistes quittent honteusement la scène. On peut les croire au tapis. Simultanément, les politiciens classiques, vilipendés durant la campagne, doivent se débrouiller. Pour ne pas ajouter de la crise à la crise, ils se gardent d'appliquer la décision populaire. Aujourd’hui, l’article 121a de la Constitution n'est toujours pas appliqué. En Grande Bretagne, personne ne veut actionner l'article 50 du Traité de l’Union Européenne.

7) Effrayé par les conséquences matérielles de sa décision, le peuple se fait à l'idée qu'il ne faut pas l'appliquer. En Suisse, plusieurs sondages montrent que les citoyens préfèrent maintenir les accords bilatéraux plutôt que d'appliquer les dispositions contre l’immigration. En Grande Bretagne, des incertitudes croissantes et une crise politique profonde vont faire grandir le désir d’une forme de statu quo.

8) Les Etats qui ont cru s'affirmer en faisant un bras d'honneur à l'Europe se retrouvent toujours aussi dépendants, mais avec moins d’influence et des difficultés en plus. Concrètement, la mise en place d’un nouveau type de relations avec l’UE paraît impossible. Dès lors, l’idée s’installe que tout est de sa faute : c’est elle qui est à la source du conflit ; c’est elle qui ne sait pas résoudre les crises ; c’est elle qui ne respecte pas la démocratie ! Les incendiaires sont oubliés. Les votants sont exonérés de leur responsabilité. L’Europe, victime de l’agression populiste devient le bourreau.

9) C’est là qu’interviennent les dernières opportunités d’éviter une nouvelle montée du populisme. Deux options sont possibles. Soit la décision prise en votation est corrigée d’une manière ou d’une autre ; on ose dire à l’opinion qu’elle constituait une erreur, qui peut être atténuée par un nouveau scrutin. Soit elle est appliquée sérieusement, avec des conséquences négatives ; mais le pays apprend en vraie grandeur ce qu'il en coûte de suivre les incendiaires. Dans les deux cas, il devient alors imaginable de stabiliser peu à peu la scène politique et de reconstruire des projets sensés. La spirale populiste est brisée.

10) Mais si l'indécision perdure, si le pays s’égare dans un marécage technico-juridique visant à faire semblant de suivre la décision prise dans les urnes tout en la contournant, alors le retour triomphal des populistes est programmé. Un jour ou l’autre, ils réoccuperont la scène publique en criant : voyez la misère actuelle ; ni les élites, ni les Européens n'ont été capables de trouver des solutions respectant la volonté du peuple ; ce sont tous des salauds, qu’il est temps d’anéantir ! Un nouveau cycle s'amorcera, plus dangereux que le précédent.

Deux postulats se laissent déduire de cette dramaturgie en dix actes.

Premièrement, demander aux peuples de trancher leurs destin par oui ou par non n’augmente pas leur pouvoir, mais les inféode au contraire aux hasards de l’histoire ou aux experts. La démocratie, ce n’est pas devoir effectuer un choix brutal, sans pouvoir le nuancer, dont nul ne peut décrire les conséquences, au terme d’une campagne qui s’apparente au délire collectif. Autrement dit, la démocratie directe est totalement inadéquate pour résoudre des questions existentielles.

Deuxièmement, l’inaction des pouvoirs en place est le carburant des incendiaires. Le dragon populiste ne peut être asphyxié que sur le terrain sec et dur d’un réel délimité par des choix nets et courageux. Oublier l’animal dans le marécage de l’indécision, c’est le laisser prospérer à l’écart, pour y enfanter des monstres encore plus redoutables, qui reviendront dévorer un jour les attentistes sidérés.

Le Royaume Uni, nouveau membre passif de l’UE?

Réponse aux élucubrations de la Ligue vaudoise et aux ricanements satisfaits des europhobes

Menteurs, cyniques, irresponsables, les incendiaires populistes Johnson & Farage ont mis le feu à la Maison européenne. Toxiques pour les économies, les incertitudes et les indicateurs alarmants se multiplient. Sans doute, la facture de la fracture sera lourde, pour les Britanniques, mais aussi pour l’ensemble du continent.  Demain, les Européens, Suisses inclus et toutes catégories sociales confondues, risquent d’affronter de nouvelles difficultés en matière de revenus et d’emplois.
Toutefois, ces futures épreuves ne troublent guère M. Olivier Delacrétaz, président de la Ligue vaudoise, qui s’est réjoui du Brexit dans l’édition de 24 Heures du 28 juin. Peu surprenante, cette position s’inscrit dans une traçabilité historique qu’il convient de rappeler. Comment espérer la moindre empathie pour les peuples d’une Ligue qui a propagé un antisémitisme virulent durant la Seconde guerre mondiale, tout en admirant le projet nazi ?
Idéologue peu soucieux des faits, M. Delacrétaz soutient que nos entreprises ont fondé leur succès sur un refus bénéfique du projet européen. Péremptoire, il affirme donc que la sortie de l’UE sera pour la Grande-Bretagne aussi féconde que le fut pour la Suisse le rejet de l’EEE. Hélas, même une europhobie primaire n’autorise pas un tel travestissement de la réalité.

Faut-il le rappeler, au lendemain du 6 décembre 1992, les Suisses se sont précipités à Bruxelles pour obtenir l’accès au marché européen, qu’ils venaient pourtant de refuser. "Oubliez ce vote, ce n’est qu’un accident, nous sommes avec vous, nous sommes Européens, nous voulons bénéficier du grand marché", tels furent les demandes pressantes de Confédérés affolés à l’idée d’être marginalisés. Confiante dans un Conseil fédéral qui présentait la Suisse en future adhérente, l’Union a accepté d’ouvrir des négociations, qui ont abouti dix ans plus tard aux accords bilatéraux 1. Or, ce n’est qu’à ce moment là que notre économie a retrouvé de l’oxygène et que sa croissance en panne a redémarré !

D’autres accords ont suivi, contribuant au succès d’une Suisse qui a repris 80% de l’EEE. Sa réussite ne tient donc pas qu’à ses vertus, mais aussi à son intégration effective dans un projet stimulant. Non seulement la Suisse n’est pas hors du dispositif européen, mais de surcroît elle en tire bénéfice! Sans vouloir toujours le reconnaître, les citoyens en sont d’ailleurs conscients. C’est si vrai que la majorité d’entre eux craignent que les accords bilatéraux soient détruits et préfèrent leur maintien à l’application de l’article constitutionnel contre l’immigration.

Des phénomènes similaires tourmentent les Anglais. Effrayés par les conséquences de leur victoire, les brexiters prétendent soudain que rien ne va changer. Angoissés par les dégâts que causera une sortie de l’UE, les dirigeants en place n’osent pas la déclencher. Certes, l’avenir reste obscur. Toutefois, il est probable que la Grande Bretagne, nation marchande par excellence, veuille conserver un libre accès au marché européen. Pour ce faire et faute de pouvoir espérer une solution « à la carte », elle devra maintenir les principes fondateurs de l’Union, en particulier celui de la libre circulation des personnes, cause de sa rupture. Dès lors, elle se retrouvera dans une situation à la Suisse ou à la Norvégienne, contrainte de reprendre l’essentiel du droit européen sans pouvoir participer son élaboration.

Au final, le vote que les europhobes interprètent aujourd’hui comme un acte de fierté souveraine n’aura été qu’un abaissement du Royaume Uni au rang de membre passif de l’UE.

La « consocratie », nouvelle menace pour la Suisse

Désormais, je ne veux payer que ce que je consomme. Apparemment logique, cette attitude est en train d’empoisonner les relations déjà complexes entre les individus et les institutions. Le passage du « citoyen en charge de l’intérêt général » au « consommateur de la démocratie » devient une tendance lourde de nos sociétés. Trois phénomènes alimentent cette évolution. Tout d’abord, face à un monde ouvert, insaisissable et incertain, le repli dans l’accomplissement de soi rassure. Déconcertants, les changements d’échelle incitent les individus à se réfugier dans une petite sphère régie par leurs particularismes. Sorte de grand lâcher prise politique, la restriction de la vie publique à l’ego s’effectue au détriment de la perception d’un destin commun. Deuxièmement, à ce repli protecteur s’ajoute le rejet des structures. Pour un nombre croissant de citoyens, les systèmes organisés sont par nature oppressifs ou ringards. Ainsi, l’affirmation de soi semble avoir pour corollaire le dénigrement des institutions, dans une sorte de défiance automatique. Enfin, les nouvelles technologies créent des attitudes basées sur la satisfaction immédiate des attentes personnelles. Grâce à son objet connecté, chacun obtient aussitôt les mots, les sons, les images, les produits, les prestations qu’il désire. Dès lors, la société numérique tend à confondre l’Etat avec un fournisseur de commandes en ligne, qui serait bien avisé de remplacer ses administrations par des algorithmes.
Cette domination d’un consumérisme narcissique interroge toutes les démocraties. Mais elle menace directement la Suisse, qui offre à l’égoïsme le tremplin de l’initiative populaire. Plusieurs votations illustrent ce phénomène. La première portant sur les transports constitue l’archétype de la démarche individualiste et nuisible. Postulant que les automobilistes suisses sont des « vaches à lait » injustement traites par le Confédération, elle veut attribuer la totalité des recettes sur les carburants aux infrastructures routières. Or, la Suisse occupe déjà le second rang des pays européens qui investissent le plus pour le développement et l’entretien de leurs routes par rapport à leur PIB. Simplette, l’idée que l’argent de la route ne doit servir qu’à la route revient donc à priver chaque année la formation, la recherche, l’agriculture, l’armée, l’aide au développement, les transports régionaux d’un montant total de 1,5 milliards de francs. En fait, la transformation d’un impôt transversal en taxe affectée à une seule tâche menace de nombreux secteurs vitaux, tout en inondant de capitaux une caisse routière qui n’en manque pas. Dans le même esprit, l’initiative abusivement nommée « pour les services publics » veut proscrire les financements croisés des prestations, tout en interdisant aux entreprises concernées de poursuivre un but lucratif. Au passage, dans un marketing habile, elle prévoit d’étêter les salaires de leurs dirigeants. Mais sa vision centrale reste un silotage des politiques, couplé à une interdiction des bénéfices. Ces nouveaux carcans sont censés limiter le pouvoir de services publics devenus incontrôlables, pour mieux servir les besoins des consommateurs. Enfin, dans le sillage de ces deux démarches se profile déjà l’initiative No Billag, qui demande la suppression pure et simple de la redevance radio–télévision. Que chacun consomme et paye ce qui lui convient, telle est la philosophie individualiste de cette destruction de la SSR.
On voit donc naître une forme de néo-populisme, qui utilise les vieux réflexes de la démagogie classique, tout en rénovant son langage. Dans cette grammaire relookée, l’ennemi n’est plus l’étranger, l’immigré, le musulman, le marginal, le demandeur d’asile, mais l’Etat, le système, l’administration, l’institution. La cible n’est plus une liberté ou un droit, mais l’impôt ou la loi. La mise en scène n’est plus la peur des populations stigmatisées, mais la révolte contre les pouvoirs abusifs. Le registre n’est plus le rejet d’autrui, mais le refus de l’ordre dépassé. Dans ses habits neufs, ce populisme est doublement dangereux. D’une part, il paraît moderne, branché, libéré, futuriste, enfant talentueux du numérique, quand il utilise de vielles recettes. D’autre part, il semble au service de tous les consommateurs, alors qu’il défend souvent des intérêts particuliers.
Certes, permettre aux citoyens de se réapproprier les grandes structures étatiques et de revitaliser leurs relations avec les institutions constitue une vraie nécessité. Mais ce défi complexe appelle des réflexions profondes, ainsi que des efforts durables de tous les acteurs. Face à cette exigence austère, il est à craindre qu’une « consocratie » désinvolte exerce une séduction croissante. Hélas, son principal effet sera d’exploser les systèmes en place. Or, une fois les cadres détruits, les solidarités détricotées, le contribuable découvrira que l’achat de prestations étatiques au coup par coup lui coûte plus cher, sans améliorer leur qualité. Hasard heureux de l’histoire, puzzle improbable, la Suisse est le fruit d’une longue patience, faite de financements croisés, de péréquations complexes, de structures biscornues mais efficaces. Casser les cadres existants à coup d’initiatives consuméristes relève de l’aveuglement autodestructeur. En démocratie directe, l’hypertrophie du moi conduit à une atrophie du pays, qui organise peu à peu sa ruine et celle de ses habitants.