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Éloge funèbre de Guillaume Tell

Editions de l’Aire 2022

Mon cher Guillaume Tell,

Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.

Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ? 

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La démocratie, promesse de liberté sans certitudes

Texte publié dans la revue Choisir de juillet-septembre 2022

Le doute est à la pensée ce que l’eau est à la vie. De même qu’un fleuve irrigue et abreuve tout ce qui pousse et respire, il stimule nos réflexions. Et de même que le courant érode les rochers, il interroge nos convictions quand elles menacent de se vitrifier. Autrement dit, la qualité de nos idées doit beaucoup à la vivacité du doute qui les accompagne. D’autre part, le doute est le moteur de la raison. Il nous rappelle qu’une décision pertinente appelle l’interrogation des faits. Mais  il nous incite aussi à nous contenter du meilleur choix possible, sans chercher une solution parfaite et insaisissable.

Or ces deux principes, les choix réfléchis des individus et le primat de la raison, sont au cœur de la démocratie. En tant que fille des Lumières, elle est aussi celle de l’esprit critique. Toutefois, dans un paradoxe frappant, le doute carburant indispensable de la démocratie peut aussi en devenir le poison.

Premièrement, autant le questionnement le plus vif peut alimenter les débats qui précèdent une élection ou un référendum, autant le résultat d’un scrutin correctement organisé doit être accepté sans discussion. La démocratie est une convention fragile qui exige un respect absolu du suffrage universel. Deuxièmement, si l’intégrité des institutions est mise en doute quoi qu’elles fassent et quoi qu’elles disent, alors la société entre dans l’ère du soupçon. La démocratie est un processus délicat qui requiert une distinction claire entre les faits établis et l’éventail des opinions allant des idéologies aux mensonges.

En fait, la notion clé qui permet aux citoyens de faire bon usage du doute, c’est la tolérance à l’incertitude. Grâce à elle, chacun admet que la démocratie entretient des discussions en perpétuel mouvement et produit des orientations toujours sinueuses. Les minorités partent alors du principe que les temps changent et peuvent à terme leur donner raison. La majorité sait que rien n’est jamais acquis et que demain n’est pas aujourd’hui. Le doute devient un aiguillon qui stimule le système sans l’empoisonner.

Hélas, le drame de nos sociétés contemporaines est qu’elles se montrent toujours plus allergiques à l’incertitude. Différents phénomènes expliquent cette attitude. Tout d’abord, nous vivons dans des sociétés globalisées, qui entretiennent les unes avec les autres une multitude d’interdépendances. Les repères politiques traditionnels semblent disparaître dans un immense terrain vague plein d’enjeux inconnus. De plus, la complexité des problèmes soumis aux citoyens s’est fortement accrue. Aujourd’hui, il n’est pas rare que, dans un même dossier, une affirmation et son affirmation contraire soient toutes les deux exactes. Enfin, les révolutions technologiques et les réseaux sociaux ont atomisé les consciences, qui ne partagent plus de récit commun et tendent à perdre de vue l’intérêt général. Dans une sorte de pointillisme mental, chacun s’éparpille dans une infinité de flux numériques ou se recentre sur son ego.

La conjonction de ces évolutions crée un sentiment diffus et croissant d’angoisse existentielle. Plus rien ne semble compréhensible dans un monde trop vaste, trop compliqué, balayé de surcroît par les tempêtes d’émotions brutes qui envahissent les écrans en tout genre. Dès lors, le citoyen déboussolé semble prêt à tout pour retrouver des certitudes apaisantes. La brutalité, le populisme, les positions tranchées des extrémistes, tout ce qui lui offre des explications simples le séduit. La désignation de boucs émissaires le mobilise. La dénonciation de prétendus complots le rassure. Il n’est pas dupe. On ne peut pas le rouler. Il sait pourquoi tout va mal. Il connaît les fautifs même s’il ne peut pas les nommer. Dans ce monde fou, il a enfin des réponses.

Dans ce tourbillon de peurs et de certitudes frelatées, les apprentis dictateurs prospèrent, fournissant aux égarés les repères qui leur manquent. Menteurs, ils éliminent la complexité. Manipulateurs, ils remplacent le bien commun par leurs croisades. Messianiques, ils prétendent avoir le droit  de renverser la table pour sauver un territoire, la civilisation ou le peuple dont ils se proclament les seuls représentants.

Aujourd’hui, certains reprochent à la démocratie de ne pas apporter les clartés qu’ils attendent. Parce qu’elle ouvre le champ des possibles, elle est infiniment précieuse. Mais parce qu’elle ne fixe pas de limite à ses développements, elle contient une grande part de mystère qui peut s’avérer effrayante. Démarche imparfaite, jamais achevée, souvent décevante, elle requiert beaucoup de patience et l’acceptation de perspectives aléatoires. Pour nombre de nos contemporains, ces exigences semblent trop lourdes. Ils leur préfèrent les fausses légèretés des postures radicales ou des régimes autoritaires. Ils aspirent à la paix du simplisme et rejettent l’angoisse des équations qui ne sont jamais complètement résolues.

La démocratie est la seule méthode offrant la liberté aux citoyens. Mais comme la liberté, elle a son prix. Chacun doit travailler à son bon fonctionnement par sa réflexion et sa participation, tout en acceptant qu’elle puisse lui donner tort  quels que soient les efforts consentis. Tout projet de société doit passer par elle, sachant que parfois elle les fait tous échouer. La démocratie est une sorte de promesse extraordinaire, dont nul ne sait si elle sera tenue. Elle est le miroir politique de la condition humaine, dont la beauté tient à son extrême et parfois douloureuse incertitude.

L’Europe au secours de la Suisse

Lettre ouverte à Madame Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, publiée dans Le Temps du 21 octobre 2021.

Madame la Présidente,

Permettez à un citoyen suisse de s’adresser à vous, malgré la rupture de négociation que son gouvernement a cru bon d’effectuer avec l’Union européenne. J’imagine la lassitude qui doit vous saisir à chaque évocation d’une Confédération dont la loyauté n’est pas la première qualité, bien qu’elle profite fortement du projet européen. Aveugle, mon pays n’a toujours pas compris la force de l’intégration et croit mieux défendre ses intérêts en la freinant qu’en la favorisant. Arrogant, il estime que ses vertus doivent lui garantir des conditions d’accès au marché moins contraignantes que celles exigées des Etats membres.

Pour autant, je me permets par ces lignes de solliciter la bienveillance de votre Commission. Si je crains que les îles britanniques ne puissent être délivrées de leurs rêves d’Empire retrouvé, je crois que l’ilot helvétique peut encore être détourné de son isolement orgueilleux. Mais pour ce faire, il a besoin de votre aide. Or celle-ci ne doit pas se concrétiser par l’octroi de concessions supplémentaires, en l’absence d’une stratégie de sortie de crise. Il ne s’agit pas de punir la Suisse, ni même d’accentuer les effets négatifs de sa marginalisation pour la conduire à réviser ses jugements. De manière plus existentielle, il est temps de l’aider à résoudre la question européenne qu’elle ne parvient pas à trancher. 

Le rejet de l’accord cadre, qui représentait pourtant un compromis typiquement helvétique, ne repose pas que sur un souverainisme sourcilleux. Il tient beaucoup à l’incapacité des Confédérés de s’unir. Il constitue la décision qui masque l’impossibilité de décider. Aveu de faiblesse et non de solidité, il montre l’espoir d’effacer un problème en lui tournant le dos. L’histoire le montre, la Suisse excelle à faire des affaires en toutes circonstances. Par contre, elle répugne à endosser les responsabilités d’un Etat acteur de la géopolitique. Aujourd’hui, elle est prise dans un double enfermement. Un nombrilisme culturel l’empêche de saisir la valeur de la construction européenne. Un blocage structurel voit ses fonctionnements archaïques ne plus parvenir à produire de stratégies cohérentes. Elle devient donc une experte en procrastination, que sa richesse lui fait prendre pour de la sagesse. 

Madame la Présidente, ma conviction est que la Suisse sera un jour membre de l’UE, défendant les politiques européennes et fière de participer aux prises de décisions. Et cet objectif sera toujours le mien. Toutefois, dans l’immédiat, je reconnais qu’elle n’a pas la capacité de cette ambition. La solution transitoire est donc de montrer que le statut d’Etat tiers est une prison, dont l’Espace Economique Européen est la clé. A nous, Suisses, d’admettre que la voie bilatérale n’a plus d’avenir et que l’érosion inéluctable des accords existants nous conduit au désastre. A nous, citoyens lucides, d’ajouter que nous refusons cet enfermement de notre pays pénalisant sa jeunesse, sa relève, ses entreprises et ses valeurs. A nous, toujours, de nous battre pour que la Confédération se remette en mouvement. A vous, Européens, de signifier sans le moindre doute que le temps des bricolages est terminé et que le seul accès fluide au grand marché pour un non membre s’appelle désormais EEE. Stimulée par cette double pression, la Suisse se résignera à quitter sa prison. Trente ans après une première tentative infructueuse, elle passera enfin le seuil de l’EEE. Elle éprouvera alors le soulagement des faux rebelles quand le poids des décisions qu’ils ont eu tant de peine à prendre leur est ôté.  

Madame la Présidente, la Suisse est fille de l’Europe. Etourdie par sa réussite, elle a parfois besoin d’être rappelée à la raison. En ne cédant pas à ses caprices mais en lui désignant d’une main ferme la voie qui peut la délivrer de ses tourments, vous témoignerez de votre souci de son destin. 

En vous remerciant d’avance de votre action si nécessaire, je vous prie de croire, Madame la Présidente, à l’assurance de ma haute considération.

Bonne nuit, petite Suisse!

Rien n’était plus suisse que l’accord institutionnel jeté à la poubelle par le Conseil fédéral. Il aurait suffi de travailler sérieusement à l’amélioration de la protection des salaires pour obtenir l’un de ces compromis que les Confédérés se flattent de savoir élaborer. Et rien n’est plus légitime aujourd’hui que l’amertume d’Européens que la Suisse a roulé deux fois dans la farine. La première en se qualifiant de futur membre du club pour obtenir les accords bilatéraux sectoriels après le refus de l’EEE ; la seconde en laissant croire durant des années qu’elle souhaitait un cadre pour consolider les liens établis.


En torpillant le logiciel permettant de mettre à jour régulièrement les accords passés avec l’Union européenne, le Conseil fédéral les a condamnés à l’obsolescence. Autrement dit, la fin de la négociation est également celle de la fameuse voie bilatérale. La rupture est d’autant plus absurde que cette opportunité d’avancer avec un pied dans l’UE et l’autre à l’extérieur a toujours été portée aux nues. C’était la voie royale, la solution suisse, qui résolvait tout et que rien ne devait menacer. Elle opérait un double miracle, celui de maintenir la Confédération et l’Europe en bon voisinage, et celui, plus vertueux encore, de pacifier des Suisses divisés sur la nature et le destin de leur pays. Sous peine d’être de mauvais patriotes, tant les europhiles que les europhobes devaient s’en accommoder. Et même ceux qui la décriaient se voyaient contraints de la défendre.


Parce qu’elle n’offre aucun avantage tout en péjorant l’avenir, mais aussi parce qu’elle est à la fois arrogante et brutale, la décision du Conseil fédéral constitue une déchirure que l’Histoire retiendra. Toutes proportions gardées, la liquidation de la voie bilatérale fait penser à la révocation de l’édit de Nantes. Louis XIV commet cette faute sûr de sa force ; le Conseil fédéral s’égare ignorant sa propre faiblesse. La France s’appauvrira et souffrira longuement de l’exil des protestants, dont les compétences enrichiront d’autres régions. Aujourd’hui en Suisse, les entreprises, les chercheurs, les jeunes qui veulent accéder de manière simple et sûre au marché ou aux projets européens sont incités à franchir la frontière. Nul doute que les pays voisins sauront les accueillir. Il faudra un siècle pour que l’interdiction du protestantisme disparaisse, à l’aube de la Révolution. Combien d’années prendra la Suisse pour retrouver le chemin de l’intégration, et après quelles tribulations ?


A moins d’accepter une marginalisation croissante, il ne reste donc plus aux Confédérés que deux options : relancer l’EEE ou envisager l’adhésion. En tout cas, pour sortir de l’impasse, un changement dans la composition du Conseil fédéral est désormais indispensable. Et pour rebondir, une Initiative constitutionnelle, activée par les citoyens ou le Parlement, devient pertinente. Mais le problème central est moins technique que culturel. Un immense travail collectif s’impose pour décaper les mythes suisses, détricoter les fables stigmatisant l’UE, comprendre ses fonctionnements, retrouver une vraie culture européenne, dynamique et féconde. Quelles souffrances obligeront les souverainistes à quitter leurs certitudes ? Quand les pro-européens occuperont-ils à nouveau le devant de la scène?


Dans l’immédiat, après le bref effroi de la rupture, la paix du déni risque bien de s’installer. La satisfaction d’un entre-soi nationaliste apaisera les tensions. L’illusion d’avoir traité un problème qui n’est plus sur la table éliminera les doutes. Voici venu le temps des juristes, des comptables et des danseurs de paragraphes pour qui l’Europe a été judicieusement réduite à une question helvético-suisse. Voici s’approcher les chuchotements protecteurs qui bercent les esprits et alimentent les rêves. Le méchant accord institutionnel a disparu. Demain est un autre jour. Tout ira bien. Bonne nuit, petite Suisse !

Egarée, la Suisse décroche de l’Europe

Longtemps, la Suisse a su avec habileté suivre et ignorer l’organisation de son propre continent. Bénéficier du développement de l’Union européenne sans jamais la défendre, profiter de son marché sans jamais rejoindre le club, telles étaient les stratégies sinueuses et lucratives d’une Confédération qui savait se faufiler dans l’histoire. Aujourd’hui, ce numéro d’équilibrisme culturel et politique est compromis. Le grand théâtre du monde s’est modifié au point que cette posture d’acrobate ne paraît plus tenable.

Sur la scène intérieure tout d’abord, la souplesse a disparu. Un souverainisme étriqué est en train de rigidifier les positions. A force de ne jamais reconnaître les vertus de l’Union tout en célébrant une Suisse qui n’aurait besoin de personne, la tentation de faire cavalier seul a progressé. Ainsi, l’accord institutionnel qui constitue pourtant le meilleur moyen d’avoir un pied dans la construction européenne et l’autre à l’extérieur risque bien d’échouer. Divisé, déboussolé, le Conseil fédéral ne paraît plus avoir la force d’assurer la mise en œuvre d’un contrat qu’il a pourtant lui-même négocié. Or, la finalité de cet accord est de pérenniser une voie bilatérale établie spécialement pour la Suisse pour compenser son refus de l’EEE. Rarement dans l’histoire récente, on aura vu des Confédérés réputés pragmatiques scier aussi soigneusement la branche sur laquelle ils se sont volontairement assis.


Simultanément, l’environnement géopolitique s’est aussi fortement modifié. Sur notre continent, l’UE s’est relancée. Elle n’a pas explosé après la crise financière de 2008, et l’euro n’a pas fait naufrage. De même, elle ne s’est pas divisée après le Brexit, mais s’est rassemblée. Dans la foulée et pour resserrer ses liens, elle a péjoré le statut d’Etat tiers, qui devient nettement moins avantageux. Enfin, au plan des opinions publiques, les eurobaromètres montrent que la conscience de son utilité s’est raffermie, et les nationalistes sévissant sur son territoire ne semblent plus vouloir en sortir. A l’échelle de la planète, les paradigmes ont également changé. Le multilatéralisme est en perte de vitesse. Les régimes autoritaires sont de retour. La pandémie met les coopérations existantes à l’épreuve. Les tensions s’exacerbent dans un monde où le poids de l’Europe ne cesse de diminuer, tandis que les centres de décision se déplacent vers l’Asie.


Pour la Suisse, le temps est donc venu de choisir son camp. Doit-elle rompre avec sa dérive isolationniste, regarder en face les évolutions du monde et oser poursuivre son intégration européenne ? Ou son intérêt est-il de l’interrompre ? Même si trancher est l’opération qui rebute le plus un assemblage multiculturel préférant la gestion aux visions proactives, son actuel désarroi est spectaculaire. La Suisse ne semble avoir qu’une envie, prolonger éternellement son refus de choisir son destin européen. En fait, cet immobilisme résulte d’un récit collectif qui a peu à peu instauré trois fictions.


La première consiste à croire que la Suisse peut choisir d’avoir ou non des relations avec l’UE. En réalité, elle est inscrite dans le tissu économique et social européen. 14 cantons sur 26 représentant 70% des habitants sont limitrophes de l’UE. Vouloir isoler la Suisse de l’Europe, c’est rêver d’arracher le Cervin des Alpes. Habitant au centre de la Maison européenne, la Confédération est obligée d’avoir des relations étroites, intenses et organisées avec ses colocataires. La seconde fiction affirme que la Suisse a choisi sereinement d’être hors de l’UE. En fait, elle y est entrée sans même le remarquer. Par des accords dans de nombreux domaines, par la reprise inévitable du droit européen pour ne pas se couper de ses voisins, elle a effectué une sorte d’adhésion à froid. La Suisse est donc aujourd’hui fortement insérée dans le dispositif européen, mais sans droit de vote. Elle a acquis le plus mauvais statut, celui de membre passif. Troisième illusion, corollaire des deux précédentes, la Suisse croit devoir son succès au fait qu’elle a choisi de ne pas être dans l’UE. Or, c’est exactement l’inverse qui est vrai. Elle a pu valoriser sa position géostratégique, parce qu’elle a noué des relations intenses avec l’Europe. Ce sont les accords bilatéraux I et II qui ont permis son insolente réussite.


Ce récit fallacieux qui structure l’opinion souligne un point essentiel. Les difficultés dans lesquelles se sont embourbés les débats sur l’accord institutionnel sont moins dues à des questions technico-juridiques qu’à une rupture culturelle. Certes, le projet n’est pas parfait. Comme tout contrat supranational, il comprend des avantages et des inconvénients pour les deux parties. Toutefois, ce n’est pas la présence d’obstacles insurmontables qui risque de le faire échouer, mais l’absence d’une volonté politique de le faire aboutir.


Sans le dire, la Suisse a décroché de l’Europe. Et sans s’en rendre compte, c’est d’elle-même qu’elle s’éloigne. Surjouant ses particularismes, elle s’invente des différences, alors que son histoire, ses langues, ses cultures, son économie sont profondément européennes. Minimisant les risques de l’immobilisme, elle s’offre le luxe de l’indécision, bien qu’un monde dangereux incite à l’action. Puissant révélateur, l’accord institutionnel montre une société qui ne semble plus capable de percevoir ni l’espace, ni le temps. Perchée sur son balcon alpin, elle regarde le monde sans le comprendre en espérant pouvoir échapper à ses tempêtes. Perdue dans un mélange d’angoisses et de fausses certitudes, elle ne parvient pas à résoudre l’équation qui lui est soumise.


Pourtant, les paramètres sont simples. Si l’accord institutionnel entre en vigueur, la voie bilatérale aura un avenir. Dans le cas contraire, les contrats existants ne seront plus à mis jour et la qualité de la relation avec les Européens se dégradera. Autrement dit, en cas d’échec, l’alternative se résumera à subir une douloureuse marginalisation ou choisir une autre forme de rapprochement. Il ne restera alors plus que deux options sur le marché, relancer l’EEE refusé en 1992 ou passer à l’adhésion. Cette dernière solution est la seule qui ferait enfin de la Suisse un membre de plein droit, siégeant dans les instances où se prennent les décisions.


Aujourd’hui, la Suisse traverse essentiellement une crise interne. Et c’est une crise de la pensée. Son refus d’accepter les évolutions en cours la prive des repères utiles aux bonnes décisions. Egarée, elle décroche de son continent. Myope, elle tourne en rond. Pour retrouver son élan, relever les défis du siècle, elle n’a d’autre choix que de retrouver son histoire et sa famille. Or, depuis toujours, la démarche qui lui réussit est celle d’une fille talentueuse de l’Europe.

La Suisse marche-t-elle vers un nouveau Marignan ?

Parfois, l’Histoire ressemble à un carrousel dont les chevaux de bois sont régulièrement enfourchés par des rêveurs croyant trouver l’étalon qui les conduira à la victoire. Certes, chaque époque est unique. Pourtant, il existe aussi d’étonnantes résonances à travers les siècles. Soudain, tel réflexe culturel ou tel choix politique d’aujourd’hui semble émerger à l’identique du passé. Ainsi, les errements actuels de la Suisse face à l’Europe rappellent étrangement l’aveuglement des Confédérés qui conduisit au désastre de Marignan en 1515.
Tout d’abord, investissant la plaine du Pô, les Suisses se trompèrent sur toute la ligne. Ils sous-estimèrent l’armée de François 1er, crurent que son artillerie ne passerait jamais les Alpes, situèrent ses troupes aux mauvais endroits. En fait, malgré leur férocité, ils n’avaient aucune chance de gagner. Aujourd’hui, les fanfarons qui veulent conserver l’accès au marché européen sans en respecter les règles commettent la même faute, en se leurrant sur les forces en présence.
Dans l’autre camp, le roi de France ne se trompa pas sur ses adversaires. Sans vision politique, les montagnards n’avaient qu’une ambition, ravager l’Italie et, rapines faites, retrouver leurs vallées. Comme nos contemporains qui réduisent l’Union européenne à un grand marché, ils assimilaient les territoires entourant leurs Alpes à de vastes magasins pourvoyeurs de richesses. Connaissant leurs motivations et voyant leurs erreurs tactiques, François 1er engage des négociations. Pourquoi nous affronter et envoyer des braves à la mort ? Vous voulez de l’argent ? Je vous en donnerai. Discutons et accordons-nous pour le bien de tous !
Dès lors, les similitudes avec les tribulations actuelles deviennent étonnantes. Les capitaines suisses, qui ont reçu de la Diète le pouvoir de négocier, examinent les propositions de la diplomatie française. Au terme de discussions serrées, les Balzaretti de l’époque signent le traité de Gallarate le 8 septembre 1515. C’est une sorte d’accord-cadre, qui règle l’ensemble des relations militaires et financières entre la France et les cantons.
Or, face à cette transaction pacifique et lucrative, les partisans de la bataille se rebellent. Mathieu Schiner, cardinal et prince-évêque de Sion, instigateur de la campagne d’Italie, le Christoph Blocher d’alors, se déchaîne. Manipulant, divisant, échauffant les esprits, il pousse certains négociateurs suisses à se parjurer, laissant croire que la richesse est à portée de mains pourvu qu’on attaque. La confusion est totale. Bernois, Fribourgeois et Soleurois prennent le chemin du retour, tandis que de nouveaux contingents sont attendus, levés par une Diète aussi divisée et peu stratégique que l’actuel Conseil fédéral. Alors que les Français s’estiment trahis, voilà que déboulent de nouveaux guerriers brûlants d’en découdre, aussi chauds que des syndicalistes ou des financiers sûrs de leurs analyses et rejetant un accord négocié. Le dénouement est connu. Parce qu’ils auront surestimé leur puissance, renié leurs signatures et voulu la guerre, les montagnards saigneront leurs vallées à blanc. Une année après, ils signeront la Paix perpétuelle de Fribourg, qui leur procurera de belles rentrées, mais les inféodera de facto à la France jusqu’à la Révolution.
Aujourd’hui, par bonheur, aucune vie humaine n’est en jeu. Par contre, les mêmes illusions et les mêmes incompétences sont à l’œuvre. A la Renaissance, les Alpins n’avaient pas saisi l’émergence d’Etats décidés à juguler leurs aventures militaires. Au 21ème siècle, ils ne semblent pas mesurer la valeur stratégique, économique, politique, éthique, sociale et culturelle de l’Union européenne. Si la Suisse choisit le rapport de force pour protéger une souveraineté mythifiée et des revenus qu’elle croit menacés, elle prendra le risque de marcher vers un désastre. Une sorte de Marignan sans cadavre, mais avec les blessures douloureuses d’une lente marginalisation.