Cherix

Le Temps

L’élection du Conseil fédéral par le peuple ou le syndrome d’Abraracourcix

Cumulant les défauts, l’initiative UDC instaurant l’élection du Conseil fédéral par le peuple n’a qu’une vertu : elle rappelle que l’actuel système de gouvernement devra être un jour réformé, tant il manque de cohésion programmatique. Pour autant, elle n’apporte aucun remède à cette carence. Au contraire, elle l’accentue tout en introduisant de nouveaux problèmes au cœur des institutions. En fait, elle offre l’exemple magistral d’un projet mal pensé, dont les effets détruisent les objectifs qu’il revendique.
Donner la parole au peuple, tel est le but premier des partisans de l’initiative qui se posent en défenseurs de la démocratie. Or, d’une part, l’Assemblée fédérale, qui a la compétence d’élire le Conseil fédéral, est l’émanation du peuple. D’autre part, les citoyens ne gagneront que le droit de soutenir les candidats que les partis voudront bien leur présenter. En réalité, ce sont les formations politiques qui choisiront les futurs Conseillers fédéraux, après de longues batailles internes. En quoi un Congrès du PS ou de l’UDC est-il plus légitime que l’Assemblée fédérale élue au suffrage universel ? Pourquoi les négociations politiques des Députés aux Chambres fédérales seraient-elles indignes, alors que celles des militants incarneraient l’innocence et la pureté ? Sauf à organiser des élections primaires ouvertes à tous dans chaque camp et dans chaque canton, casse-tête ingérable, les citoyens ne constitueront pas l’équipe susceptible d’occuper les sept sièges du gouvernement.
Par ailleurs, une fois les candidats désignés, l’argent et la médiatisation seront rois. L’emporteront au final les candidats qui auront su accumuler les capitaux pour faire campagne dans toutes les régions. Quel pouvoir réel gagnera le peuple en subissant pendant des mois sept courses folles à l’américaine entre des champions désignés par les partis et financés de manière obscure ? Absurdité supplémentaire, la diversité linguistique rendra le libre-arbitre citoyen aléatoire. Pour avoir du sens, la démocratie a besoin d’un espace de discussion commun établi dans la durée. Comment se faire un avis pertinent sur un politicien que l’on ne comprend pas et dont l’action politique a été suivie par des journaux que l’on n’a jamais lus ? Bref, l’initiative UDC n’apportera ni la transparence, ni une amélioration de la démocratie.
Certes, répliqueront ses partisans, mais au moins les Conseillers fédéraux auront été adoubés par le peuple, ce qui les renforcera. Hélas, il ne suffit pas qu’une élection soit directe pour que l’élu bénéficie d’une légitimité indiscutable. La réalité montre des phénomènes beaucoup plus complexes. Ainsi, la légitimité d’Angela Merkel est plus forte que celle de François Hollande ou que ne l’a été celle de Nicolas Sarkozy. En Suisse, le crédit dont jouit une Doris Leuthard, par exemple, est supérieur à celui de beaucoup de membres des exécutifs cantonaux. L’histoire des cantons montre que de nombreux Conseillers d’Etat ont été considérés comme des erreurs de casting par leurs électeurs, qui se sont accommodés des magistrats que les partis leur avaient proposés en priant qu’ils n’entreprennent rien de spectaculaire.
Autrement dit, l’élection ne génère pas une légitimation a priori des politiques qui seront conduites. La force d’un gouvernant ne tient pas qu’au verdict des urnes, mais repose aussi sur son action et sur la manière dont il se comporte. La compétence, l’impartialité, l’intégrité, le sens du dialogue, le respect des pouvoirs intermédiaires et des institutions, ces qualités fondent le crédit que le peuple accorde à ses dirigeants. Dans une contribution à la revue Esprit parue en 2008, l’historien Pierre Rosanvallon note que « la légitimité est, comme la confiance entre individus, une institution invisible ».
Par contre, si l’élection du Conseil fédéral par le peuple n’augmente pas sa légitimité, elle menace la cohérence déjà faible de son action. Sept campagnes électorales quasi permanentes dans tout le pays achèveront de transformer les Départements en sept forteresses dont la surveillance des six autres sera le souci prioritaire. On objectera que cela marche à l’échelon cantonal. En est-on si sûr ? Mais surtout l’analogie n’est pas pertinente. Dans pratiquement tous les domaines, les cantons sont profondément insérés dans le droit suisse qui leur donne un cadre et une orientation, quelles que soient leur turbulences internes. Tout autre est le statut de la Confédération. Déterminant le destin du pays et les grands choix politiques applicables à tous, elle n’est nullement un canton plus vaste que les autres qui pourrait copier leurs fonctionnements.
Enfin, dernière négation de ses finalités, l’initiative de l’UDC menace les valeurs qui ont fait la Suisse. Favorisant les grands centres, elle ne peut qu’accentuer les rivalités territoriales, en ôtant pratiquement toute chance aux petits cantons d’obtenir des représentants au gouvernement. Supprimant l'intervention de l'Assemblée fédérale, elle ruine la recherche de consensus, réduisant le gouvernement de la Suisse à une addition de héros médiatiques et antagonistes. Toute l’histoire de la Suisse est un immense effort pour dépasser un morcellement qui la rend improbable. Toute son évolution tient dans la multiplication de processus démocratiques complexes primant sur des affrontements brutaux. L’initiative UDC propose une véritable déconstruction de ce savoir-faire.
Au vu d’autres défauts majeurs tels que la relégation en ligue B des ministres romands dont l’élection sera assurée par un quota, on peut s’étonner des soutiens reçus par l’initiative. C’est oublier combien l’inconscient collectif est encore marqué par l’illusion que la politique consiste à être hissé sur le bouclier du pouvoir par des bras enthousiastes pour les diriger fermement. Ouvrier chez Peugeot, puis historien et directeur d’études à l’EHESS, Yves Cohen analyse la fascination pour le commandement dans « Le Siècle des chefs », grande étude qui vient de paraître aux Editions Amsterdam.
Le chercheur rappelle qu’à la fin du 19ème siècle l’industrie change d’échelle. Il montre que la taylorisation dans de grandes usines génère l’émergence du chef dur mais juste, qui commande les ouvriers pour leur bien. Simultanément, le concept d’Etat-nation atteint son apogée, puis explose dans la Seconde guerre mondiale, qui produira l’adoration des chefs que l’on sait. Yves Cohen voit dans ce primat du commandement fort une résurgence des droits et responsabilités tenus par les aristocrates sous l’Ancien régime. Sans en être conscientes, les nations ont remis sur son piédestal l’Autorité contestée par la démocratie. Interrogeant l’avenir, l’historien observe que nous vivons désormais dans des sociétés horizontales et ouvertes, où chacun veut et prend la parole. Ainsi, les mutations sociales actuelles ne lui semblent plus structurées par des leaders charismatiques.
La multiplication de chefs paternalistes, même plébiscités par les urnes, n’apporterait guère de solutions aux démocraties. En tout cas, autonomes et informés, les citoyens d’aujourd’hui cherchent moins leur protection qu’une participation efficace à la définition de leur quotidien. Dans cette optique, l’Helvète fait figure de pionnier. Grâce aux droits d’initiative et de référendum, il dispose déjà d’un contrôle étendu de la vie politique et de ses ministres. En réalité, aucun argument sensé ne plaide pour le développement au cœur des institutions suisses du « syndrome d'Abraracourcix ».

Le Conseil fédéral est condamné à redevenir europhile

 

En apparence, la défaite des pro-européens suisses est totale. L’adhésion est morte. Les troupes europhiles n’existent plus. Les messages de l’UDC ont passé dans l’ADN citoyen. Aujourd’hui, la très grande majorité des Suisses perçoit la Confédération comme un modèle dont le monde entier envie les succès et la richesse. A l’inverse, elle voit dans l’Union européenne un échec dont il faut se protéger. Couronnant cette vision, un nationalisme agressif se développe, qui enflamme jusqu’aux modérés, réjouit les commentateurs et a pour mission d’exprimer la force et la fierté retrouvée de la Suisse.
En fait, une autre lecture de la situation est possible. A peine le non à l’EEE sorti des urnes, la Suisse s’est battue pour avoir accès au grand marché européen. Il a fallu les accords bilatéraux pour qu’elle retrouve sa croissance. Avec plus de cent vingt accords, elle est aujourd’hui profondément insérée dans le dispositif européen. Par contre, membre passif de l’Union, elle n’a rien à dire sur les décisions qu’elle applique. De surcroît, la négociation de contrats secteurs par secteurs est terminée. Vingt ans plus tard, la Confédération n’a ni plan A ni plan B pour résoudre la question de son statut dans une construction européenne qui s’accélère. Dans cette optique, l’affirmation nationaliste n’est pas l’expression d’une sérénité retrouvée, mais bien plutôt le symptôme d’une inquiétude croissante.
Ces deux perceptions diamétralement opposées sont appelées à jouer un rôle considérable dans le destin de la Suisse. Dès lors, il est étrange que personne ne s’interroge sur la distance qui les sépare. Or, leurs fondements et leurs dynamiques irréconciliables constituent une bombe à retardement. Et le Conseil fédéral semble s’accommoder de sa probable explosion.
En politique, le discours gouvernemental a de nombreuses fonctions. Il transmet l’information utile à la compréhension des enjeux. Il mobilise l’opinion et les forces politiques pour promouvoir les objectifs de l’exécutif. Il convoque les symboles et les images qui inscrivent la collectivité dans une perspective historique. Il fédère l’ensemble des citoyens et tend à pacifier leurs divergences. Enfin, il doit contrôler les illusions que le pouvoir est contraint d’accréditer pour rester en place, tout en osant dire les vérités dont son action a besoin pour se développer.
Dans le dossier européen, le discours du Conseil fédéral néglige cette dernière fonction. Pire, il augmente la distance entre les illusions souverainistes et les réalités européennes. Depuis des années, la communication du gouvernement suisse semble ne plus servir qu’à démontrer sa capacité de résistance face à Bruxelles. Les réussites de l’Union ne sont jamais évoquées. Sa méconnaissance est entretenue. Les falsifications de l’UDC ne sont pas combattues. L’autosatisfaction sert de paravent aux questions non résolues. Le Bureau de l’intégration est devenu celui de l’immobilisme.
Cette inféodation aux sentiments populistes constitue non seulement une attitude peu glorieuse, mais aussi une tactique dangereuse. En fait, le Conseil fédéral se montre moins courageux que les votes qu’il attend du peuple. Il veut s’assurer le soutien de l’opinion en lui signifiant son mépris de l’Union, pour mieux lui demander par la suite de voter oui à différentes coopérations qu’il sait indispensables. L’activation de la clause de sauvegarde illustre parfaitement ce calcul. Le Conseil fédéral entend mettre des entraves à la libre circulation des personnes pour mieux obtenir son extension à la Croatie. Cette approche cynique a fonctionné jusqu’à présent. De manière générale, les phases de négociations avec Bruxelles se sont accompagnées de gesticulations intérieures eurosceptiques pour faire accepter leur nécessité. Puis l’approbation des accords bilatéraux dans les urnes a été obtenue comme le prix à payer pour pouvoir mieux refuser la construction européenne et ne jamais y adhérer.
Aujourd’hui, plusieurs paramètres laissent penser que ce procédé touche à sa fin. Premièrement, la peur d’éventuelles sanctions n’effleure plus le citoyen lambda. Dans sa vision, l’Union a toujours fini par avaler les couleuvres de la Suisse sans oser se fâcher. Une fois de plus, elle se débrouillera avec des décisions désagréables, d’autant plus qu’elles viendront du peuple. D’ailleurs, n’a-t-elle pas tout à perdre d’un litige avec un partenaire aussi riche ? Deuxièmement, la coupure des réalités est telle que les Suisses n’établissent plus de liens de causes à effets entre l’Union européenne, l’existence d’un grand marché ouvert et la prospérité helvétique. Dans leur optique, dire non à l’une des libertés fondamentales ne changera rien aux activités économiques intenses qu’ils entendent bien poursuivre dans les pays voisins, comme s’ils disposaient du passeport européen. Troisièmement, parce qu’il a été porté par le sommet de l’Etat, le nationalisme a éradiqué les anticorps susceptibles de lutter contre l’isolement. S’il est temps de relever fièrement la tête contre l’oppresseur européen, alors il convient de commencer par lui dire non dans les urnes.
Dans ce contexte, le peuple risque d’estimer qu’en actionnant la clause de sauvegarde le Conseil fédéral a fait la démonstration de la nocuité de la libre circulation des personnes. Si même le gouvernement met un frein à l’immigration européenne quitte à fâcher de nombreux Etats, alors il est possible, voire nécessaire, de dire non à la Croatie. Dans le même esprit, en liquidant l’adhésion et en refusant d’imaginer un EEE bis, le Conseil fédéral a laissé face à face l’Alleingang et un bilatéralisme amélioré dont personne ne voit ni les contours, ni les avantages. Sachant que les nationalistes peindront en traître à la patrie même le ministre le plus eurosceptique, sachant qu’ils combattront le moindre compromis avec l’Union, considérant que leurs fantasmes ont contaminé presque toute la société suisse, la situation devient incontrôlable. Alors que la présence de l’adhésion dans les options reconnues augmentait les chances d’une voie moyenne, la restriction des possibles à un choix binaire augmente fortement le risque de voir la Suisse finir dans l’isolement complet.
Le peuple n’est pas si sot qu’il ne faille jamais lui dire la vérité, même dans une démocratie semi-directe. Si modestes que soient les objectifs du Conseil fédéral dans sa définition du destin helvétique, ils ne pourront être atteints sans la reconstruction d’un sentiment d’appartenance au projet européen. Même l’aménagement du statu quo n’échappe pas à cette exigence. Le gouvernement serait donc bien inspiré de construire sans tarder un discours positif montrant en quoi l’Union sert aussi les intérêts de la Suisse et combien sa réussite doit être encouragée. Reste la question centrale : en a-t-il encore la capacité ?


Il était une fois un Land romand

 

Défaite prévisible, la Suisse fut réduite en charpie par une votation. En 2015, une courte majorité du peuple et des cantons accepta une initiative attaquant le principe de la libre circulation des personnes. Ce brusque changement de cap déchira le pays et rompit ses accords avec son propre continent. Cinq siècles après Marignan, les Confédérés affrontaient un nouveau désastre européen, fruit de leur aveuglement. Il faut dire que, durant des années, toutes les conditions de la catastrophe avaient été réunies avec soin. Jamais combattus, souvent flattés, le mépris de l’Union européenne, le rejet des étrangers, le nationalisme et le populisme avaient fini par faire croire à la Suisse qu’il lui suffisait de se replier pour vivre heureuse. Certes, avant le choc, enfin conscients du danger, les leaders tentèrent bien d’inverser la vapeur. Mais la certitude que la vénération des frontières était source de richesse avait été inscrite dans le génome citoyen. De plus, le Conseil fédéral lui-même n’avait-il pas légitimé les attaques contre la libre circulation des personnes, en activant  la clause de sauvegarde contre huit pays de l’Est ? Bref, les millions injectés dans la campagne n’infléchirent pas une opinion trop longtemps entretenue dans le déni de réalité.
Hélas, au lendemain du vote, le marché européen ne se laissa pas abuser. La Suisse ne souhaitait plus respecter l’un de ses principes fondamentaux, c’était son droit, mais elle ne pouvait dès lors prétendre y accéder librement. En clair, l’UE considéra que les accords bilatéraux sectoriels existants devaient être suspendus, en attendant de nouvelles discussions. D’un coup, on réalisa l’ampleur des dégâts : l’économie devrait courir sur le terrain européen avec une jambe de bois. Alors on se chamailla ; la dispute fut générale. Cosmopolites, xénophobes, Romands, Alémaniques, urbains, campagnards, centralisateurs, cantonalistes, entrepreneurs, banquiers, syndicats, patrons, jeunes, vieux, tous s’indignèrent dans une cacophonie où chacun accusait l’autre d’avoir joué avec le feu. Bientôt, on s’essouffla et, tête basse, on se rendit à Bruxelles, pour obtenir un arbitrage et une issue. Nouvelle désillusion, l’Union rappela qu’elle n’était pas Napoléon ; elle ne pouvait donc pas donner aux Confédérés un Acte de médiation réglant leurs conflits et régissant leur statut européen, comme en 1803. Autrement dit, Bruxelles n’avait pas de solution. La balle était dans le camp des Suisses ; il leur appartenait soit d’assumer les conséquences de leur choix, soit de corriger les mesures discriminant certains étrangers.
Chacun retourna dans son coin, ruminant ses frustrations. Peu à peu, deux camps se formèrent. Dans un mélange d’orgueil et d’impuissance, une majorité décréta qu’il fallait serrer les rangs, défendre la patrie et se battre plus férocement encore contre un monde jaloux et méchant. Fébrile, une minorité chercha comment sortir du cauchemar, pour rebondir vers des horizons plus vastes. En Suisse romande, trop longtemps vissé sur la marmite du nationalisme alpin, le couvercle sauta. Vingt ans plus tôt, les francophones s’étaient tu après le non à l’EEE ; ravalant leur amertume, ils avaient renié leurs convictions et tout fait pour plaire à Zurich, s’excusant d’avoir osé penser différemment. Résultat, ils n’étaient pas davantage pris au sérieux ; par contre, leur culture et leur langue avaient disparu de l’armée, de l’administration, du pouvoir en général et même de l’idée qu’elles présentaient un intérêt. Mais 2015 ne serait pas la répétition de 1992 ! Les territoires romands, parfois imbriqués dans l’Union, ne pouvaient se passer d’étroites coopérations avec elle ; leurs économies, dépendantes des frontaliers, exigeaient de solides accords avec des voisins qui étaient des partenaires depuis la nuit des temps. Cette fois, les francophones refuseraient de subir des bricolages plus précaires encore que les accords sectoriels qui venaient d’être brisés.
Les neurones s’agitèrent. Du café du commerce aux bureaux feutrés, les scénarios défilèrent. Malheureusement, les options n’étaient pas nombreuses. S’unir pour prendre son indépendance était impensable. Jamais on ne l’avait pu, ni voulu. Vouloir gérer seul son destin représentait l’opposé du pragmatisme local. La force du confetti romand était de connaître ses limites. L’histoire lui avait appris à défendre ses spécificités, tout en réclamant la protection de systèmes plus puissants. Quant à regarder du côté de la France, cela n’avait aucun sens. Qui pouvait rêver d’entrer dans un hexagone jacobin et centralisé ? Mieux valait encore endurer le réduit alpin que s’inféoder à une monarchie républicaine, de surcroît parisienne. La France, on l’aimait d’autant mieux qu’on échappait à sa politique.
Personne ne sait qui le premier suggéra de faire de la Suisse romande un Land francophone de la République fédérale allemande. Mais l’idée circula vivement, cascadant de salons en médias. Au début, elle passa pour une amusante provocation ; puis, comme l’eau qui fertilise le sol, elle stimula tant les imaginations qu’elle acquit bientôt le statut d’hypothèse de travail, certes peu réaliste, mais digne d’être explorée.
Les Valaisans réagirent promptement et sans nuance inutile : tout ce qui permettrait de s’émanciper de Berne et de récupérer de la souveraineté devait être pris au sérieux ; en outre, plus le pouvoir central était éloigné des vallées, plus il était sympathique. A Genève, on fit tourner les ordinateurs et on consulta les banquiers, pour déterminer les conditions qui rempliraient au mieux les coffres, dans l’idée de les exiger publiquement ; par ailleurs, il apparut que Genève étant de moins en moins « la capitale du monde », il pourrait devenir rentable d’en faire « le trait d’union de l’Europe ». La prudence domina Lausanne, où rien ne devait être pensé sur le vif, mais toujours avec le souci que le compromis final puisse être attribué au génie vaudois ; dans cette perspective, une mission secrète fut envoyée en Allemagne, pour indiquer que toute proposition reconnaissant le poids du principal canton francophone serait examinée avec bienveillance. Neuchâtel gardait un bon souvenir de Berlin, qui s’était fort peu immiscé dans ses affaires du temps de la Principauté ; mais surtout, la crise politique, dont il n’était toujours pas sorti, l’incitait à suivre le mouvement sans trop chercher à comprendre. A l’inverse, le minuscule Jura joua un rôle moteur, en osant dire tout haut que s’enfermer davantage encore dans le réduit alpin était une folie, qui rendait toute autre option préférable. Le drame fut fribourgeois : comment les équilibristes de la Sarine pouvaient-ils exister hors de la Confédération, quand leur savoir-faire reposait sur la défense du modèle suisse ? Trancher fut impossible ; le canton devint une banlieue de Berne, tout en affirmant qu’il rejoindrait un jour le Land romand, pourvu que l’Arc lémanique cesse d’y exercer une suprématie insupportable.
En fait, comme les affluents grossissant le fleuve qui coule vers son estuaire, une somme de facteurs achevèrent de transformer une provocation rafraichissante en processus politique. Tout d’abord, travailler en allemand constituait un progrès considérable. Les Romands, qui devaient déjà être bilingues pour avoir la moindre influence outre Sarine, ne se verraient plus opposer le dialecte. L’allemand appris à l’école leur donnerait accès à une littérature somptueuse, ainsi qu’aux sphères du pouvoir, sans oublier plus de huitante millions de concitoyens ; d’ailleurs, depuis longtemps, les jeunes séjournaient plus volontiers à Berlin qu’à Zurich. Autre gain substantiel, le Bundesrat, où les gouvernements des Länder siégeaient directement, offrait un contrôle sur le gouvernement et les lois fédérales bien supérieur au Conseil des Etats.
Côté allemand, les élus comprirent rapidement l’immense intérêt de disposer à la pointe sud du pays d’un partenaire riche, bien équipé et parlant français. Des propositions très avantageuses furent avancées. La Bundesgestz serait amendée. La langue et la culture différentes du 17e Land justifiaient qu’on lui concédât des statuts spéciaux dans certains domaines, y compris au plan fiscal, les seize autres, homogènes, ne pouvant se prévaloir d’une situation comparable pour réclamer les mêmes exceptions. Dans le même esprit, la subdivision du Land en cantons, dont le rôle restait à discuter, ne posait aucun problème insurmontable. Mieux, l’administration fédérale, qui avait su gérer le défi inouï de la réunification, bien plus complexe, proposait des moyens considérables pour connecter les territoires concernés au système allemand.
Simultanément, la Confédération restait paralysée, attendant que l’extérieur lui dicte sa conduite. Pas question de voter à nouveau, ni d’envisager l’EEE ou l’adhésion ; aucun examen de conscience sur le populisme, aucune réflexion sur les institutions n’étaient à l’ordre du jour. Pire, de nouvelles initiatives contre la surpopulation et les étrangers entraient dans un pipeline déjà saturé, alors que les PME, pénalisées par une insécurité juridique croissante et un accès au marché européen toujours plus difficile, sortaient du territoire. Enfin, denier facteur décisif, les Alémaniques réagirent aux cogitations romandes avec la rage du mari dominateur qui entend sa femme parler de quitter le domicile conjugal, alors qu’il l’avait toujours jugée incapable de se débrouiller sans lui. Qu’ils partent ces Grecs, futiles, gauchistes, étatistes ! Ils avaient déjà assez coûté à la vraie Suisse, travailleuse et patriote. Débarrassé de ces pleurnicheurs, on construirait autour du Gothard une petite démocratie saine, rassemblée sur son peuple et ses valeurs, centrée sur Zurich, où le dialecte et l’esprit d’entreprise régneraient en maîtres. Sans aucun doute, la violence des Alémaniques incita les francophones indécis à voter oui au projet de Land Romand.
Charles s’étira en soupirant. Vingt ans s’étaient écoulés depuis l’arrimage à la RFA. Le temps n’était pas au souvenir, mais à l’action. Les messages de félicitations pour son élection couvraient son bureau. Une lumière pâle flottait sur Berlin, grand archipel de quartiers électriques et ouverts. Premier Chancelier allemand issu de la zone francophone, il voulait réussir. Certes, sa région d’origine constituait une petite entité dynamique, mais elle n’avait joué aucun rôle dans l’histoire allemande, ni dans l’organisation du continent. Il faudrait convaincre. Avec un sourire caustique, Charles remercia intérieurement le confetti romand de lui offrir cette insignifiance éclatante et légère, qui appelle l’audace et fonde la liberté.

En Suisse comme en Europe, nos différences sont fécondes

Le plaidoyer de Peter Köppel contre les chauvinismes régionaux, paru dans Le Temps du 30 mars, constitue un discours intéressant, mais dont l’intention est peu claire. D’une part, avec finesse, l’auteur développe une série de considérations pertinentes sur la nécessité d’un multiculturalisme détaché des stéréotypes et curieux de ses voisins. Naturellement, j’adhère totalement à des propos qui s’inscrivent dans la droite ligne de tous mes combats. En tant que Suisse de tendance grecque, je me réjouis qu’un alémanique fustige les caricatures. Mais par ailleurs, Roger Köppel croit utile de me mettre en cause pour étayer son propos. Du coup, il choisit de voir  dans mes travaux un appel au « patriotisme romand », notion qui me paraît stérile. En outre, bizarrement, il tente d’inscrire sa critique dans le sillage de ma dernière contribution au Temps, alors qu’elle traitait de la fin du secret bancaire et nullement des rapports entre Confédérés.

Certes, je fais partie de celles et ceux qui pensent que les Suisses francophones doivent défendre sans complexe leurs intérêts, leurs écrits, leurs médias, leur culture. N’est-ce pas légitime ? Les Romands ne sont-ils aimables que silencieux ? Personnellement, je les préfère agissant que gémissant. Est-ce du régionalisme ? En fait, mes lecteurs savent combien je crois à une Suisse riche de sa diversité et de ses controverses. Chers Alémaniques, j’aime vos différences parce qu’elles me rendent plus vastes, ai-je écrit en substance dans mon dernier livre. A mes yeux, nous ne devons pas escamoter nos divergences, mais les confronter pacifiquement dans une dialectique féconde. Enfin, Peter Köppel me connaît-il si mal qu’il puisse passer sous silence mon engagement européen et me cantonner dans les affaires romandes ? Si mon attachement à la Suisse francophone est profond – n’est-ce pas là qu’est ma vie ? – ma vraie patrie c’est l’Europe, cette symphonie des minorités que je souhaite harmonieuse et solidaire, mais aussi baroque, bouillonnante et ouverte au monde.

Perdant son eldorado, la Suisse découvre l’archaïsme de sa pensée

Longtemps, les galions chargés d’or et d’argent assurèrent une richesse facile à l’Espagne. Arrachés aux colonies, les métaux précieux alourdissaient les navires puis remplissaient les coffres, garants d’une prospérité fondée sur un artifice confortable. Nulle pression, nulle concurrence n’incitait l’économie espagnole à se moderniser. Bénéficiant d’une rente extraterritoriale, elle s’endormit jusqu’au 18ème siècle. Le réveil fut brutal. Alors que l’Europe bouillonnante se lançait dans l’industrialisation, l’Espagne soudain privée de ses colonies se retrouva marginalisée, confite dans l’artisanat et les archaïsmes sociétaux.

Le secret bancaire a tendu aux Suisses le même piège que l’or amérindien aux Espagnols. Durant un siècle, il a enrichi le pays, tout en figeant les structures et les esprits. Aujourd’hui, il disparaît ; en effet, même si la percée de la stratégie Rubik devait se confirmer, elle ne sera qu’une victoire à la Pirrhus : bientôt, l’échange d’informations s’imposera. Pourtant, ce n’est pas l’économie qui se trouve déphasée, mais bien la politique. La prospérité helvétique n’est pas menacée. D’une part, le secret bancaire ne concerne pas toutes les activités de la place financière. D’autre part, elle se réinventera ; elle changera son modèle d’affaire dans les secteurs touchés ; elle fondera ses avantages concurrentiels sur la qualité de ses services et non plus sur une rente de situation. Enfin, l’essentiel de l’économie suisse n’a nul besoin d’un artifice financier pour créer des emplois et se battre sur les marchés. Par contre, le système politique est mis à nu ; désemparé, il laisse voir les faiblesses qu’il a entretenues pour servir la cause bancaire. Face à ce spectacle, la tentation est grande de désigner des coupables. En réalité, les pratiques aujourd’hui condamnées ont requis la protection du droit, le soutien des institutions et l’assentiment d’une société tolérant ses prédateurs pourvu qu’ils soient discrets. Sur quatre plans au moins, la protection de l’eldorado suisse a nécessité un important travail collectif.

Tout d’abord, la faiblesse structurelle du pouvoir politique a été cultivée ; un exécutif limité à une addition de chefs de département, un parlement de milice, des partis amateurs, un morcellement extrême des territoires et des processus, ces héritages du 19ème siècle ont été idéalisés, laissant les élus avec peu de moyens d’action face à une place financière de taille mondiale. Deuxièmement, l’analyse proactive a été délaissée, puisque l’argent ne cessait d’affluer ; inutile d’évoluer, quand l’immobilisme paraît source de richesse. Troisièmement, la sauvegarde du secret bancaire, présenté comme un fondement de l’identité suisse, s’est coalisée avec le nationalisme ; opportuniste, la promotion de l’isolement utile à l’ingénierie financière s’est abritée derrière l’avancée des populistes xénophobes. Enfin, une « novlangue fédérale » a dissimulé les attitudes qu’il s’agissait de taire ; la critique a été neutralisée par une somme d’affirmations établissant la perfection technique et morale du modèle suisse.

Ces attitudes ont figé les structures politiques ; simultanément, la confrontation des idées a été réduite à une agitation de stéréotypes si rustiques qu’ils n’opèrent plus. Alors que la sociologie du pays s’est profondément transformée, alors que les contextes extérieurs sont en pleines mutations, les instruments d’un débat intérieur de qualité n’existent plus. Dès lors, il n’est guère étonnant que la réflexion politique peine à produire des concepts élevés. Ainsi, les enjeux entourant l’achat d’un avion de combat ne parviennent pas à être articulés, tant les questions qui se posent en amont dépassent la grammaire collective. A quoi sert la Suisse ? Quel est son rôle ? Comment la défendre ? Qui la menace ? Qui la protège ? Où sont ses alliés ? Pourquoi une armée ? De telles interrogations sont devenues aussi mystérieuses que les étoiles du ciel.

Cette anorexie mentale est aussi révélée par le dialogue avec l’extérieur. Au plan européen, deux ou trois postulats tentent de masquer le désarroi d’une Suisse bloquée dans une impasse qu’elle ne parvient plus à verbaliser. La dernière rencontre de la Présidente de la Confédération, Eveline Widmer-Schlumpf, avec le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, illustre la perte d’une pensée suffisamment élaborée pour traiter les questions internationales. Alors que la déclaration du Président Barroso indique que « l’approche sectorielle n’est plus praticable » et rappelle que « la reprise dynamique de l’acquis européen, son interprétation homogène, la surveillance et le contrôle judiciaire des engagements » constituent « quatre principes incontournables pour l’UE », le communiqué de la Confédération titre « Renouvellement de la voie bilatérale », puis s’enferre dans quelques formules qui ne parviennent pas à évoquer la situation, même de manière diplomatique. Cette asthénie du discours se retrouve dans de nombreux domaines. Ainsi, les grands débats socio-politiques se résument souvent aux regrets du confort perdu, faute de vocabulaire et de concepts adéquats. Autrement dit, les discussions qui vont agiter les démocraties demain, passionnées et complexes, sont hors de portée d’une agora helvétique pauvre et nue.

Inéluctable, la fin de l’eldorado laisse un échiquier politique suisse balbutiant. Inféodé à la défense d’une rente de situation, asséché par un faux pragmatisme sans vision historique, enfermé dans les jeux tacticiens, il a perdu la sève, l’espace et l’impertinence utiles aux idées. C’est ce carcan des mentalités, cet archaïsme des cerveaux qui doit sauter. Il serait pervers de maintenir le langage commun dans des précautions mutilantes pour servir une cause promise à l’abandon. La fin du secret bancaire n’exige pas en priorité des mesures économiques, mais le renouveau, libre et ardent, du débat intellectuel. Le temps des réformes viendra, quand celui de la pensée aura revivifié l’espace public. Les structures évolueront, dès qu’un discours critique se fera entendre. Préalable à ce renouveau des esprits, une question affleure du siècle écoulé : Pourquoi ces décennies passées à capter les richesses des autres nous ont-elles rendus si pauvres ? Cette interrogation a-t-elle une chance de saisir les consciences ou bien sera-t-elle refoulée, comme un nouveau et douloureux secret ?