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Éloge funèbre de Guillaume Tell

Editions de l’Aire 2022

Mon cher Guillaume Tell,

Devant ta tombe ouverte, laisse-moi te parler en ami. Le temps n’est plus aux vains discours, mais à la sincérité. La Suisse t’a exécuté le 26 mai 2021. Nos autorités ont décidé de t’enterrer en toute discrétion aujourd’hui. J’ai obtenu la permission de m’adresser à toi sans que nous soyons dérangés, et me voilà dans ce carré d’herbe qui a été choisi pour te donner une sépulture. Seul devant ton cercueil, je souhaite clore les différends que nous avions cru avoir et qui en réalité n’existaient pas. Moi, le Romand, l’Européen, autrement dit le mauvais Suisse, je tiens à te rendre hommage.

Qui a tué Guillaume Tell ? Une légende peut-elle mourir ? Comment pourrait renaître la liberté incarnée par le célèbre arbalétrier ? Quelle promesse se noue au bord de sa tombe ? 

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Dénis suisses, vérités européennes

Deux siècles après le Congrès de Vienne, la Suisse traverse une crise qui la voit à nouveau fortement dépendante de l’Europe. En 1815, déchirée, au bord de la guerre civile, elle remet son destin entre les mains des « puissances européennes ». Aujourd’hui, elle aimerait bien que l’Union européenne lui donne la solution miracle, qui lui permettrait de transcender ses divisions.
Hélas, les temps ont changé. La balle reste désespérément dans le camp d’une Confédération incapable de dire ce qu’elle veut, après son acceptation de normes constitutionnelles attaquant la libre circulation des personnes. Toutefois, les entretiens que les dirigeants Européens accordent aux Suisses agissent comme autant de révélateurs. Si chaleureux qu’ils soient, ils dispensent un certain nombre de vérités, qui éclairent les dénis dans lesquels le pays s’est enfermé. En particulier:
1) Conformément aux mises en garde qui avaient été effectuées avant la votation du 9 février 2014, l’introduction de contingents ou de la préférence nationale ne sont pas compatibles avec le principe de la libre circulation des personnes, socle des accords bilatéraux conclu avec l’Europe.
2) Cette incompatibilité ne tient pas à des facteurs politiques ou diplomatiques variables, mais à la nature même de l’Union, qui est définie par un certain nombre de libertés créant un espace commun.
3) Connaissant ces faits, le Conseil fédéral a commis une faute grave, en ne s’engageant que mollement dans la campagne. Certains se sont battus, d’autres se sont abrités. Si l’exécutif avait bataillé avec ardeur, les dix mille oui de trop auraient aisément basculé dans le camp du non.
4) Bien qu’il ait perdu une votation stratégique, le Conseil fédéral n’a tiré aucune leçon de son échec. Douze mois ont été perdus en laissant croire aux citoyens qu’il serait possible d’appliquer l’article contre l’immigration, tout en renforçant la voie bilatérale.
5) Aujourd’hui, seuls les Suisses de mauvaise foi parlent de « négociations » avec l’UE, alors que le Président de la Commission vient de les exclure au profit d’un simple dialogue et qu’aucun mandat n’est en chantier côté européen.
6) Par conséquent, les contingents à géométrie variable et autres clauses de sauvegarde sont des bricolages sans avenir. Il n’y aura pas d’astuce permettant de bénéficier des accords bilatéraux sans accorder la libre circulation aux Européens.
7) De même, la tournée des vingt-huit capitales pour exposer les souffrances de la Suisse et tenter d’attiser les vieilles complicités anti Bruxelles n’a guère de sens, puisque la Commission a établi un dialogue direct.
8) Lucide, La Conseillère fédérale Eveline Widmer Schlumpf a tiré les conclusions qui s’imposent. En substance, elle a indiqué qu’un nouveau vote lui paraissait nécessaire pour sortir de l’impasse. Le 10 mai 2014 déjà, Les Etats généraux européens de Berne l’avaient affirmé avec force : seul un nouveau vote, clarifiant la décision du 9 février et protégeant la libre circulation des personnes avec l’UE, permettra à la Suisse d’éviter l’Alleingang.
9) L’attentisme ne conduira à rien. Plus le temps passe, plus l’incertitude augmente, plus l’économie se dégrade… et plus le Conseil fédéral perd pied. Sans tarder, la Suisse doit dire ce qu’elle préfère : renoncer aux accords bilatéraux ou renoncer aux dispositions qui les attaquent.
10) De manière plus fondamentale, la Suisse est à la croisée des chemins. Elle doit choisir entre l’isolement et une relation toujours plus étroite avec l’Union. L’illusion de pouvoir prospérer dans le marché européen et hors de ses règles est terminée.

Désappartenir

Ils n’ont pas ciblé le Front National, qui stigmatisent les Musulmans depuis tant d’années. Ils n’ont pas visé le Schweizerische Volkspartei, qui a su faire interdire les minarets en Suisse. Ils n’ont pas attaqué un Ministre, rouage de l’Etat. Ni même une banque, actrice du capitalisme mondialisé.
Ils ont tué des saltimbanques, en ajoutant au massacre quelques juifs et policiers pour faire bonne mesure. Ils n’ont pas tiré sur le camp d’en face, sur les durs, les intransigeants, les islamophobes, mais sur les doux rebelles qui osaient prétendre en riant n’appartenir à aucun camp. L’idéologie ne peut tolérer l’insolence, quand elle affirme qu’aucun mot n’est digne de porter majuscule. La dictature n’accepte pas la dérision, qui dévoile les manipulations de son catéchisme.
Stupéfiante volte-face, le peuple, qui n’aime guère l’anarchie, s’est levé en masse pour défendre le droit à la provocation sans tabou. Sursaut  historique, des foules immenses se sont formées pour pleurer l’assassinat d’une poignée d’artistes libertaires issus de Mai 68, cette révolution culturelle que les notables et les bourgeois ont tant méprisée.
Spontané, un nuage de fraternité grave et légère a enveloppé l’Europe, étendant ses volutes dans le monde entier. Aujourd’hui, le défi est de garder sur la peau ses parfums de tolérance et de liberté. Demain, le risque est qu’il se transforme en cumulus sombre, où les convictions citoyennes se cristallisent en certitudes nationales.
Par leurs créations, y compris dans leur choix d’une vulgarité souvent pesante, les victimes de la tuerie ont toujours tourné le dos aux clans, aux factions, aux partis, aux communautés, aux républiques en tout genre. Leur mort nous rappelle que si la culture permet l’appartenance rassurante au groupe, la véritable civilisation garantit aux humains la liberté décapante de désappartenir.

Démocratie ou mythocratie?

Assez. Cela suffit. La raison chancelle. La folie devient générale. Il faut revenir sur terre. Le populisme ruine la politique suisse. La complaisance qui l’absout ravage les esprits. Une démocratie directe sacralisée menace désormais la démocratie.
Certains Conseillers fédéraux ont osé dire en termes clairs ce qu’ils pensent de l’initiative Ecopop. Aussitôt les hurlements se sont déchainés. Sacrilège ! Démission ! On insulte les initiants ! Cent mille personnes ont signé ce texte, preuve qu’il est sensé ! Le Conseil fédéral doit rester à sa place, qui est de laisser le peuple se faire sa propre opinion ! Face à un tel aveuglement, il convient de rétablir quelques faits.
Oui, une initiative populaire peut être sotte, inutile, nuisible, haineuse, brutale, machiste, xénophobe, raciste, intolérable au plan éthique, dangereuse pour la démocratie. C’est son droit le plus strict. Rien dans la Constitution ne limite son champ d’action. Ni la bêtise, ni la méchanceté ne lui sont interdites.
Non, ce n’est pas parce qu’une proposition a réuni cent mille paraphes qu’elle devient subitement vertueuse. Si le nombre suffisait à créer la sagesse, alors les guerres n’existeraient pas, ni l’injustice, ni la misère. Il faut être d’une mauvaise foi totale pour faire semblant de croire qu’une idée est toujours respectable quand un collectif la soutient. D’autant plus que le nombre de signatures requises ne représente en réalité qu’un 1,9% des votants et 1,3% des habitants.
Non, les initiatives ne sont pas obligatoirement les émanations d’un « peuple pur et innocent », contraint de les multiplier pour interpeller des « élites » qui l’ignorent. La plupart d’entre elles proviennent des partis, de leurs dirigeants ou de leurs éléments les plus profilés. C’est-à-dire précisément des « élites », qui les utilisent souvent à des fins de marketing. Et celles qui naissent hors du microcosme politique sont portées par des groupes composés d’activistes ou d’experts très éloignés de Monsieur et Madame Tout-le-monde. Ecopop se flatte d’ailleurs d’être un aréopage de scientifiques et de professeurs.
Non, tous les débats ne sont pas féconds, sources d’une meilleure compréhension entre les habitants. Stresser en permanence une société par des propositions agressives ou discriminatoires finit par créer un climat anxiogène, où rien n’est jamais sûr, pas même le droit de vivre en paix.
Oui, le Conseil fédéral a le droit de dire sans détour ce qu’il pense d’une initiative. C’est même son devoir. Qui doit alerter les citoyens en cas de danger, si ce n’est l’organe qui est en responsabilité du pays ?
Non, la démocratie directe n’implique pas un gouvernement faible, mais, au contraire, une équipe forte. Pour équilibrer les différents pouvoirs qui structurent la Suisse, il importe que l’exécutif tienne pleinement son rôle et ne craigne pas de s’exprimer. C’est nécessaire pour que les citoyens puissent se prononcer en connaissance de cause lors des votations.
Certes, le droit d’initiative constitue un instrument précieux. Mais il n’est pas sacré. Il comporte aussi des défauts, non négligeables, et des risques, qu’il convient de ne pas sous-estimer. Rappeler une telle évidence n’est pas un blasphème.
Or, aujourd’hui, les initiatives populaires sont parées de vertus quasi religieuses. Elles sont protégées par un voile de certitudes mythiques, qui interdit le moindre regard critique sur leurs fonctionnements et leurs effets. Il est temps de le dire : cette « mythocratie » constitue le vrai danger qui fragilise l’avenir de la Suisse.

Travail obligatoire !

Pour la Suisse, la mise en œuvre de l’article 121a) inscrit dans la Constitution fédérale le 9 février 2014 s’avéra complexe. Rapidement, il apparut que les appels faits aux entreprises pour qu’elles diminuent spontanément la dépendance du pays à l’immigration restaient inefficaces.
Dans un premier temps, les Autorités voulurent permettre aux requérants d’asile de chercher un emploi. Puis, elles proposèrent de naturaliser les travailleurs européens déjà sur place. Mais les nationalistes dénoncèrent aussitôt ces subterfuges, qui bafouaient la volonté du peuple de voir le sol helvétique délesté de la surcharge étrangère.
Les meilleurs cerveaux durent phosphorer, pour trouver des mesures capables de mobiliser les forces intérieures. On se souvint alors d’expériences historiques, qui avaient donné de bons résultats. Le Service du Travail Obligatoire (STO) fut créé, avec l’objectif principal d’insérer un maximum de femmes sur le marché du travail.
Cette démarche permit d’effectuer d’intéressantes découvertes sociologiques. On s’aperçut que, délaissant les besoins de l’économie, beaucoup de femmes s’occupaient encore de leurs enfants ou de leurs parents. D’autres s’adonnaient au bénévolat et perdaient un temps considérable dans d’improbables associations caritatives ou culturelles. Il existait même une proportion insoupçonnée d’épouses aux maris bien rétribués, dont l’activité se résumait à la fréquentation des galeries marchandes et des tea-rooms.
Le Carnet journalier que les femmes reçurent désormais à leur majorité vint mettre un terme à ce gaspillage. Devoir justifier leur emploi du temps les conduisit naturellement à l’optimiser. En tout cas, la plupart d’entre elles s’acquittèrent de leur quota d’heures productives, sans que l’Etat dusse user de mesures coercitives. Hélas, ce nouvel élan des Suissesses se révéla insuffisant.
Le STO se tourna alors vers les étudiants, qui offraient un vaste gisement d’inactifs. Durant leurs vacances, ils furent requis par l’agriculture. Dans les champs ou sur les talus des montagnes, ces futures élites de la nation gagnèrent le goût de l’effort, une bonne santé et ce vrai pragmatisme suisse qui ne s’acquiert jamais à l’Université, mais à l’établi ou sur un tracteur.
Les jeunes retraités furent également mis à contribution. Ceux qui gardaient la main sûre furent aiguillés vers la restauration. Certes, il ne fut guère possible d’éviter les cafés renversés et les assiettes cassées. Mais, pour des clients compréhensifs, ce désagrément fut largement compensé par le plaisir d’être servis par des compatriotes. Quant aux transports publics, ils bénéficièrent des aînés dont la vue était encore bonne. On vit ainsi certains bus se distinguer du trafic par leur allure cahotante, attestant qu’un grand-père encore vaillant ou une grand-mère courageuse prenait sa part méritante dans le combat contre l’immigration.
Simultanément, le STO diligenta une mission à Cuba, chargée d’étudier son système de santé. Celle-ci revint au pays avec de précieuses informations, permettant de former une noria de médecins dans un temps record et à moindre frais.
Naturellement, la mise sur pied de ces politiques généra quelques tracas administratifs. Ce fut toutefois l’occasion de réaffecter des cohortes de fonctionnaires aux tâches incertaines, vers des travaux réellement productifs.
Etonnamment, cette abnégation collective ne gâcha pas les humeurs, mais affermit les caractères. Les Suisses pouvaient afficher ouvertement leur ambition: être riches sans devoir partager. Seule ombre au tableau, les Romands confirmèrent leurs tendances naturelles à jouer les mauvais patriotes. Dans une proportion nettement supérieure à la moyenne nationale, ils usèrent de multiples stratagèmes pour ne pas remplir leurs devoirs.
Quoi qu’il en soit, après quelques années d’efforts civiques, le grand jour arriva. Poursuivant une décrue régulière, l’immigration était enfin voisine de zéro. Le Conseil fédéral salua cette réussite, en parlant de « cohésion nationale retrouvée ».
En effet, l’essentiel était sauf. Il n’avait pas été nécessaire de faire revoter les citoyens pour clarifier la décision du 9 février, ni même de leur expliquer qu’ils s’étaient peut-être trompés. De même, il n’avait pas fallu combattre les nationalistes, ni même dénoncer leur paranoïa. Mieux, la notion, dangereuse, de Libre circulation des personnes et celle, discourtoise, de contingents avaient pu être ôtées des esprits, puisque les étrangers ne se bousculaient plus aux frontières d’une Suisse qui n’avait plus besoin de main d’œuvre. Quant à la question européenne, elle pouvait être laissée en déshérence : aucun pas, ni en avant, ni en arrière, n’était plus nécessaire.
Une telle harmonie méritait célébration ! Une abondance de communiqués et plusieurs émissions de télévisions marquèrent la fin de la dépendance suisse de l’immigration. Cette euphorie fit passer au second plan une nouvelle pourtant intéressante. Réunis pour une fois dans une solidarité qui tranchait avec leurs habituelles rivalités fiscales, les cantons lançaient une promotion économique commune aux moyens considérables, dans le but de faire revenir à tout prix les entreprises qui avaient quitté le pays.

La « nation de la volonté » exige le respect des langues nationales

Enfant, ma première image de la Suisse fut celle d’un puzzle à quatre couleurs, chacune représentant une langue différente. Très tôt, j’ai appris que ma patrie était le pays où l’on parle l’allemand, le français, l’italien et le romanche, comme le montraient les inscriptions figurant sur les passeports des adultes. Expérience initiatrice, j’ai été emmené à Berne par mes parents, pour y prononcer mes premiers mots d’allemand. Je me souviens très bien de ma fierté d’être devenu un vrai Suisse, puisqu’on m’avait répondu dans cette langue, probablement attendri par le petit charabia que j’avais bravement articulé. Plus tard, j’ai toujours ressenti comme un privilège le fait de pouvoir vivre à cheval sur plusieurs cultures, comme si j’étais assis sur le toit de l’Europe. Aujourd’hui, sans aucun doute, cette fascinante diversité me séduit et m’attache à la Suisse. Autrement dit, mon appartenance au pays tient à l’intégration dans ma conscience patriotique de différentes cultures, qui elles aussi acceptent et défendent la mienne.
C’est très exactement ce principe de la « nation de la volonté », qu’attaque le Parlement thurgovien en renonçant à l’apprentissage précoce du français. Au delà du débat pédagogique, qui trouvera autant d’experts pour dire une chose que son contraire, il existe une question de portée existentielle. Voulons-nous maintenir en vie l’alliance fédérale ou laisser les liens entre citoyens se distendre et le destin commun se défaire ? La cohésion nationale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, repose sur l’acceptation et la connaissance de nos différences. Ce sont elles qui nous lient, elles qui nous rendent plus forts et plus vastes. Aucune monoculture, qu’elle soit la domination brutale des uns sur les autres ou la dilution craintive de nos singularités dans une uniformité mensongère, ne peut assurer le succès de notre aventure commune.
Or, cette connaissance réciproque exige la découverte rapide des langues nationales, expressions charnelles des cultures. Car la langue n’est pas un simple vecteur de communication. C’est la pulpe de l’esprit, la peau de la littérature, le territoire qu’une conscience habite. Elle est mémoire, idée, vision. S’exprimer en allemand, en français, en italien, en arabe ou en russe produit des effets majeurs sur les contenus transmis. Entrer dans la langue d’autrui, c’est s’installer dans sa maison, revêtir ses habits, chausser ses lunettes. Jamais l’anglais n’offrira aux Confédérés cette compréhension de la pensée voisine qui naît au fur et à mesure que l’on prononce ses mots.
Par conséquent, le débat sur l’enseignement des langues nationales ne relève pas que d’enjeux linguistiques ou pédagogiques, mais aussi d’une forme d’éducation civique et culturelle, servant à terme une démocratie vivante. De la même manière qu’il s’approprie son pays en dessinant son contour, le petit enfant découvre sa nature en prononçant ses musiques. Pourquoi l’écolier suisse n’aurait-il pas du plaisir et de la fierté à pouvoir dire quelques phrases l’unissant à ses compatriotes ? Pourquoi une sensibilisation précoce ne pourrait-elle pas être considérée comme un premier voyage ludique à travers nos régions ? Ces interrogations montrent que nous sommes autant dans une problématique « d’apprentissage de la Suisse » que d’une langue quelconque. Sans surprise, cette dimension existentielle est occultée par les adversaires du français précoce. Ainsi, dans l’édition de 24 Heures du 21 août, Verena Herzog, conseillère nationale UDC, tombe le masque. « Seule une minorité des Suisses allemands auront besoin du français dans leur vie professionnelle », affirme l’élue thurgovienne. Cette déclaration réduit une langue nationale et européenne à un pauvre utilitarisme économique. La Suisse romande n’est pas un enjeu pour le développement d’une belle carrière, donc elle n’existe pas. En s’inspirant de cette approche, il serait possible de prétendre stupidement que les dialectes alémaniques doivent être oubliés, puisqu’ils ne servent à rien à l’échelle de l’Europe ou du monde et que, de surcroît, ils ne donnent accès à aucune littérature.
Dans ce combat pour disqualifier le français, l’UDC est en première ligne. On pourrait s’étonner que ce parti aux accents identitaires fasse si peu cas de l’identité suisse, qui reste par définition multiculturelle. On méconnaîtrait ainsi sa nature, pourtant transparente. En fait, l’UDC ne doit pas être appréhendée comme un parti classique, mais bien comme un « mouvement populiste », inféodé à Christoph Blocher, qui instrumentalise les citoyens, dévoie la démocratie directe et détruit la Suisse en prétendant la sauver par un nationalisme pur et dur. Une telle croisade n’a que faire d’une minorité francophone, encore rebelle à un isolement complet. Une telle exaltation nationaliste ne peut que vouloir éradiquer la diversité, au profit d’une monoculture alpine et alémanique. Aujourd’hui, pour certains, le français ne représente plus qu’un mauvais bavardage, pratiqué par de mauvais patriotes.
Le débat sur les langues illustre la perte de ce qui fit l’attrait et le succès de la Suisse. La tolérance, la curiosité, l’ouverture aux autres, le cosmopolitisme, le mélange des courants de pensée s’effacent au profit d’un repli narcissique sur quelques fantasmes étriqués. Certes, enseigner les langues nationales en primaire exige un effort collectif, une intention politique, la conviction que l’éducation constitue un acte de civilisation, qui dépasse largement le simple investissement économique. Mais la « nation de la volonté » survivra-t-elle, si elle s’abandonne à la « volonté nationaliste » de ses populistes ? Cette question brûlante n’est plus théorique. Nous devons la trancher. Courageusement.