Le Temps

La « consocratie », nouvelle menace pour la Suisse

Désormais, je ne veux payer que ce que je consomme. Apparemment logique, cette attitude est en train d’empoisonner les relations déjà complexes entre les individus et les institutions. Le passage du « citoyen en charge de l’intérêt général » au « consommateur de la démocratie » devient une tendance lourde de nos sociétés. Trois phénomènes alimentent cette évolution. Tout d’abord, face à un monde ouvert, insaisissable et incertain, le repli dans l’accomplissement de soi rassure. Déconcertants, les changements d’échelle incitent les individus à se réfugier dans une petite sphère régie par leurs particularismes. Sorte de grand lâcher prise politique, la restriction de la vie publique à l’ego s’effectue au détriment de la perception d’un destin commun. Deuxièmement, à ce repli protecteur s’ajoute le rejet des structures. Pour un nombre croissant de citoyens, les systèmes organisés sont par nature oppressifs ou ringards. Ainsi, l’affirmation de soi semble avoir pour corollaire le dénigrement des institutions, dans une sorte de défiance automatique. Enfin, les nouvelles technologies créent des attitudes basées sur la satisfaction immédiate des attentes personnelles. Grâce à son objet connecté, chacun obtient aussitôt les mots, les sons, les images, les produits, les prestations qu’il désire. Dès lors, la société numérique tend à confondre l’Etat avec un fournisseur de commandes en ligne, qui serait bien avisé de remplacer ses administrations par des algorithmes.
Cette domination d’un consumérisme narcissique interroge toutes les démocraties. Mais elle menace directement la Suisse, qui offre à l’égoïsme le tremplin de l’initiative populaire. Plusieurs votations illustrent ce phénomène. La première portant sur les transports constitue l’archétype de la démarche individualiste et nuisible. Postulant que les automobilistes suisses sont des « vaches à lait » injustement traites par le Confédération, elle veut attribuer la totalité des recettes sur les carburants aux infrastructures routières. Or, la Suisse occupe déjà le second rang des pays européens qui investissent le plus pour le développement et l’entretien de leurs routes par rapport à leur PIB. Simplette, l’idée que l’argent de la route ne doit servir qu’à la route revient donc à priver chaque année la formation, la recherche, l’agriculture, l’armée, l’aide au développement, les transports régionaux d’un montant total de 1,5 milliards de francs. En fait, la transformation d’un impôt transversal en taxe affectée à une seule tâche menace de nombreux secteurs vitaux, tout en inondant de capitaux une caisse routière qui n’en manque pas. Dans le même esprit, l’initiative abusivement nommée « pour les services publics » veut proscrire les financements croisés des prestations, tout en interdisant aux entreprises concernées de poursuivre un but lucratif. Au passage, dans un marketing habile, elle prévoit d’étêter les salaires de leurs dirigeants. Mais sa vision centrale reste un silotage des politiques, couplé à une interdiction des bénéfices. Ces nouveaux carcans sont censés limiter le pouvoir de services publics devenus incontrôlables, pour mieux servir les besoins des consommateurs. Enfin, dans le sillage de ces deux démarches se profile déjà l’initiative No Billag, qui demande la suppression pure et simple de la redevance radio–télévision. Que chacun consomme et paye ce qui lui convient, telle est la philosophie individualiste de cette destruction de la SSR.
On voit donc naître une forme de néo-populisme, qui utilise les vieux réflexes de la démagogie classique, tout en rénovant son langage. Dans cette grammaire relookée, l’ennemi n’est plus l’étranger, l’immigré, le musulman, le marginal, le demandeur d’asile, mais l’Etat, le système, l’administration, l’institution. La cible n’est plus une liberté ou un droit, mais l’impôt ou la loi. La mise en scène n’est plus la peur des populations stigmatisées, mais la révolte contre les pouvoirs abusifs. Le registre n’est plus le rejet d’autrui, mais le refus de l’ordre dépassé. Dans ses habits neufs, ce populisme est doublement dangereux. D’une part, il paraît moderne, branché, libéré, futuriste, enfant talentueux du numérique, quand il utilise de vielles recettes. D’autre part, il semble au service de tous les consommateurs, alors qu’il défend souvent des intérêts particuliers.
Certes, permettre aux citoyens de se réapproprier les grandes structures étatiques et de revitaliser leurs relations avec les institutions constitue une vraie nécessité. Mais ce défi complexe appelle des réflexions profondes, ainsi que des efforts durables de tous les acteurs. Face à cette exigence austère, il est à craindre qu’une « consocratie » désinvolte exerce une séduction croissante. Hélas, son principal effet sera d’exploser les systèmes en place. Or, une fois les cadres détruits, les solidarités détricotées, le contribuable découvrira que l’achat de prestations étatiques au coup par coup lui coûte plus cher, sans améliorer leur qualité. Hasard heureux de l’histoire, puzzle improbable, la Suisse est le fruit d’une longue patience, faite de financements croisés, de péréquations complexes, de structures biscornues mais efficaces. Casser les cadres existants à coup d’initiatives consuméristes relève de l’aveuglement autodestructeur. En démocratie directe, l’hypertrophie du moi conduit à une atrophie du pays, qui organise peu à peu sa ruine et celle de ses habitants.

Avec ses initiatives à répétition, la Suisse aime-t-elle la roulette russe?

Quand la Suisse s’éveille, c’est en général pour mieux se rendormir. Elle ressemble au bourgeois qui aime les chocs de la vie, pour autant qu’il puisse les oublier au plus vite dans les bras de son fauteuil. Sauf exception, un événement politique fort n’ouvre pas une séquence de changement, mais la ferme aussitôt. Après chaque secousse, l’opinion se félicite qu’elle soit passée et croit éviter les suivantes en retombant dans un immobilisme pensé comme le meilleur moyen d’éviter les problèmes.
Hélas, il est probable que le sursaut citoyen du 28 février contre l’initiative UDC vérifie ce principe. Même s’il reposait sur un socle d’arguments rationnels, ce réflexe salutaire s’est structuré sur la peur : celle de savoir que le moindre voleur de pommes étranger risquait d’être expulsé, châtiment insensé menaçant un nombre considérable d’habitants et qui a fini par effrayer la majorité des Suisses. Manifestement, ce sont des émotions fortes qui ont provoqué une levée de boucliers contre l’initiative « de mise en œuvre ». Pour une fois, la peur a changé de camp. Mais cette crainte ne constitue pas encore une prise de conscience de la dangerosité du populisme, encore moins un tournant de société préparant une remise en question des fonctionnements helvétiques. En réalité, les Suisses ont évité de tirer un nouveau boulet dans la coque de leur démocratie déjà percée en plusieurs endroits. Aujourd’hui, réalisent-ils que la votation du 28 février n’a rien résolu ?
Tout d’abord, le non n’a pas protégé un acquis humaniste, mais une première initiative UDC contre les criminels étrangers, dont le contenu déjà choquant ne fait pas particulièrement honneur à la Suisse. Deuxièmement, ambigüe, manipulatrice, incompatible avec nos engagements européens, l’initiative contre l’immigration adoptée le 9 février 2014 a ouvert une crise qui reste sans solution et qui nuit à l’économie. Troisièmement, de nouvelles démarches populistes dangereuses vont mettre notre pays à l’épreuve. La soudaine lucidité de Christoph Blocher évoquant une possible retenue de son parti dans l’usage de la démocratie directe ressemble à un serment d’ivrogne. De plus, le chef des tribus souverainistes ne contrôle pas toutes les officines susceptibles de bombarder la Suisse d’initiatives aussi extrémistes qu’inapplicables. Enfin, la culture populiste continue à dominer la scène publique. Rien ne semble entrepris pour la contrer. Les consciences paraissent s’être désactivées, satisfaites qu’un résultat net légitime un nouveau sommeil.
Or, demain, qui aura peur de dire non aux juges étrangers ? De même, quel mouvement créera une émotion en faveur du droit international ? A terme, quelle part de la société sera toujours prête à se mobiliser contre ces initiatives sottes, simplistes, infâmes, en apparence tolérable, mais souvent destructrices, qui ne manqueront pas de se présenter ? Rien ne permet d’affirmer que des forces clairvoyantes se lèveront à chaque fois que la Suisse affrontera un vote impliquant de choisir entre la raison et le désastre.
Sur ces questions existentielles, la doxa avance deux postulats. Le premier veut que le risque généré par l’exercice du droit d’initiative sans garde-fou soit le prix à payer pour disposer d’une démocratie aussi vaste que possible. Mais que gagne le peuple quand lui sont soumises des propositions impossibles à trancher ou dont nul n’est en mesure de lui décrire les conséquences réelles ? Le second est que les Suisses finiront bien par comprendre que les populistes les instrumentalisent et que leurs idées doivent être repoussées. Cette foi dans une autorégulation des peuples, que l’histoire dément, fait penser à l’autorégulation des marchés, dont on sait les limites. Certes, les leaders populistes et les dictateurs finissent toujours par tomber, mais après avoir mis leur pays dans quel état ? Combien de guerres, combien de misères font-ils endurer à leurs administrés avant de s’autodétruire ?
En réalité, l’attentisme actuel revient à jouer à la roulette russe. La plupart du temps, le scrutin tel un doigt sur la gâchette ne provoquera pas d’impact. Mais il est aussi possible qu’une balle frappe un jour la Suisse, générant des lésions plus graves encore que celles du 9 février 2014. L’initiative populaire n’est pas un sondage en ligne, elle ne tire pas des balles à blanc, mais des dispositions constitutionnelles, valeurs suprêmes de notre droit, injonctions faites au pouvoir en place. Laisser n’importe quelles mesures brutales menacer la Suisse au travers de campagnes imprévisibles constitue déjà par nature un pari risqué. Mais renoncer à interroger cette pratique alors que nous sommes entrés dans le monde des flux ininterrompus de sensations éphémères tient de l’aveuglement. Aujourd’hui, les opinions sont devenues volatiles, flottant au gré du buzz et des images simplificatrices. Demain, formatées par la société numérique, elles se détacheront encore davantage des analyses structurées et des pouvoirs constitués. Simultanément, les partis et les associations portant le camp de la raison commencent à être épuisés par la multiplication de scrutins aléatoires. Les esprits sont lassés et les caisses sont vides. En clair, le 21e siècle s’annonce extrêmement périlleux pour la démocratie suisse.
Dans ce contexte, n’est-il pas temps de poser le pistolet pour réfléchir et envisager des réformes ? Pragmatique, la Suisse devrait oser un aggiornamento de ses fonctionnements pour éviter des catastrophes. Nul ne peut imaginer qu’un romantisme insoupçonné lui fasse aimer la roulette russe. Dès lors, ce sont probablement la paresse et la lâcheté qui l’incitent à préférer le hasard à l’examen de ses structures. Le 28 février, un éclair de lucidité a balayé l’initiative UDC. Quand les sombres visées du populisme et la part obscure de la démocratie directe seront-elles mises en pleine lumière ?

Le modèle suisse au bord du chaos

Souvent, les Suisses aiment recenser les malheurs du monde pour y lire en contrepoint l’énoncé de leurs vertus. Jamais, ils n’ont pratiqué cet exercice avec autant d’ardeur qu’aujourd’hui. Sur la place publique, faire la leçon à nos voisins proches ou lointains est devenu la règle. Par principe, il ne semble plus imaginable qu’un pays étranger puisse conduire une action pertinente. A l’inverse, les blocages intérieurs sont minimisés, même quand ils montrent une Suisse en danger. Quotidien, un vaste travail de déni collectif fait de chaque impasse une raison supplémentaire de s’obstiner dans la même voie. Aucun changement de paradigme n’est concevable. Rien ne doit altérer un modèle que le monde entier nous envie.
Ce narcissisme illustre l’inféodation du pays au populisme. Dominante, sa grammaire impose de fustiger l’étranger et les étrangers, tout en célébrant la sagesse du peuple suisse exprimée dans des votations toujours plus nombreuses. Dès lors, désactivées,  les consciences ne mesurent plus à quel point certaines pratiques sont au bout du rouleau, même quand le rappel des faits est cruel.
Le Conseil fédéral vient d’être renouvelé, sans que le parlement s’interroge sur son orientation politique. Clé de sa composition, l’arithmétique a renforcé ses divisions, en doublant la représentation de l’UDC. Résultat, dans un « régime de discordance » qui tourne à la farce, deux magistrats provenant d’un mouvement extrémiste préconisent l’isolement de la Suisse et la violation de droits fondamentaux, tandis que leurs collègues tentent de l’empêcher. La seule ressource du système est d’atténuer ce non sens en mettant au pouvoir des ministres sans envergure, pour que le déchirement de l’exécutif s’effectue sans fracas. Perçoit-on l’absurdité de construire un gouvernement suffisamment faible pour que sa discrétion masque ses désaccords ? Voit-on le danger de se contenter d’un exécutif structurellement paralysé dans une société où les ravages du populisme ne font que commencer ?
Plus inquiétantes encore, les dérives de la démocratie directe montrent un modèle au bord de la faillite. Le 28 février, nous votons sur une initiative saugrenue, qui veut « mettre en œuvre » une précédente sur le renvoi des criminels étrangers. Bousculant les institutions, cette démarche est de type « putschiste ». Premièrement, elle a été lancée sans attaquer la loi d’application de la première initiative en référendum, ni même attendre que le parlement ait achevé sa rédaction. Par conséquent, en cas de oui, la décision du souverain exprimée dans le scrutin initial ne sera pas respectée. C’est donc une forme de cannibalisation de la volonté populaire qu’organise cette initiative de mise en œuvre. Deuxièmement, inhumaine, elle viole le principe de proportionnalité, fondement de l’équité depuis la nuit des temps. Troisièmement, elle écarte d’un revers de main la justice suisse, en imposant l’automaticité des expulsions. Quatrièmement, elle torpille les Chambres fédérales, en proposant des articles constitutionnels directement applicables.
Pourquoi la Suisse ne condamne-t-elle pas massivement une opération qui annonce une forme de dictature populiste, où les pulsions brutes dictent la loi ? Quel aveuglement la conduit à commenter la montée des idées totalitaires en Pologne ou ailleurs, sans voir qu’elles dominent déjà sa démocratie ? Pourtant, depuis des années, l’UDC a tombé le masque. Son idéologie nauséeuse et ses projets destructeurs sont clairement affichés. Rien n’est caché, tout est revendiqué, proclamé et, surtout, mis en œuvre. Etrangement, les attaques des populistes ne troublent guère les Suisses, quand elles devraient provoquer leur sidération.
En fait, cette passivité tient au refus de nommer l’UDC, pour se protéger du réel. Incapable d’admettre la réussite spectaculaire d’une faction violente sur son sol, la Suisse s’obstine à la voir comme un parti classique. Parce que Christophe Blocher et ses amis n’ont pas créé un front ex nihilo mais ont eu l’habileté de faire une OPA sur un petit parti agrarien qui n’était plus qu’une coque vide dans les années 80, l’immense majorité des médias, des élus, des politologues et des citoyens traitent l’UDC comme le PS, le PLR ou le PDC, avec les mêmes schémas de pensée et les mêmes grilles de lecture. Certes, ses coups de boutoir ne sont pas occultés, mais il lui est prêté des finalités et des fonctionnements similaires aux autres formations politiques. Or l’UDC n’est pas de même nature. Elle vérifie, par contre, les paramètres qui caractérisent un « mouvement populiste ».
Marchant derrière ses chefs comme une armée derrière ses généraux, le mouvement populiste est en croisade contre les institutions. Justicier, il célèbre de manière obsessionnelle un peuple idéalisé, homogène et sans défaut, victime des « élites » ou du « système », qui le méprisent et le trompent. Sacrée, sa mission tend à le placer au-dessus des lois et des usages. Elle justifie ses outrances et l’autorise à « renverser la table ». Menaçant, le mouvement agite les peurs, désigne des boucs émissaires, stigmatise les étrangers, pourfend « les parasites protégés par les élites », qui ruinent le pays et rendent son action nécessaire. Irresponsable, il n’a pas d’exigence de résultat et ne rend jamais de compte. Seul le pouvoir l’intéresse. Dans ce but, il n’hésite pas à créer les problèmes qu’il dénonce, tel l’incendiaire qui met le feu à la maison, puis désigne les flammes pour justifier ses cris. Obligé de provoquer pour survivre, jamais il ne se normalise et seule l’opposition résolue de ses adversaires le neutralise.
Dans cette optique, le 28 février pose une question simple au modèle suisse : le sursis ou le chaos. Toutefois, même si le texte insensé de l’UDC devait échouer, d’autres viendront du même camp, tout aussi dangereux. Si le pays n’ouvre pas rapidement les yeux sur la nature des forces qui le déconstruisent, il finira par perdre une bataille décisive dont il mettra des générations à se relever. Sans scrupule et bien armé, installé au cœur du pouvoir, le populisme tient la place. Le regarder en face, sans baisser les yeux, nommer ses fantasmes, à voix haute, refuser de jouer avec lui, par principe, tel est le sursaut moral impératif pour qu’un jour la Suisse retrouve la raison.

Le Conseil fédéral ou le choix de l’insignifiance

Au cirque, le funambule suscite notre émerveillement, quand il progresse pas à pas vers son objectif, sur un fil tendu à belle hauteur. A Berne, les acrobaties européennes du Conseil fédéral laissent songeur, tant elles visent à rester immobile sur une voie plate et sans issue. Dans une démonstration par l’absurde, l’exécutif fait semblant d’introduire des contingents, qu’il souhaite éviter, applicables à l’Union européenne, qui les refuse, au travers d’une renégociation de la libre circulation des personnes, qui en réalité n’aura pas lieu. Naturellement, cet exercice repose sur une double fiction : celle que la position des Européens ne soit pas encore connue et celle que les citoyens suisses ne l’aient toujours pas comprises.
Certes, le Conseil fédéral est pris dans un piège, qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre. D’une part, il doit appliquer les normes constitutionnelles approuvées le 9 février 2014 ; d’autre part, les besoins vitaux de l’économie l’incitent à les contourner. Mais sur le fond, rien ne l’empêche d’accompagner ses entrechats d’un cap, d’un horizon, d’un message. A défaut de gouverner au sens classique du terme, rien ne lui interdit de « conseiller le pays », comme le laisse espérer son titre. Même brillante, une tactique sans finalité n’est qu’un théâtre sans parole.
Coupable, ce silence n’est pas affaire de circonstance. Assumé, il trouve sa source en amont, dans un refus de penser le destin de la Suisse. S’agissant des relations du pays avec son propre continent, le Conseil fédéral ne souhaite ni engager sa responsabilité, ni même proposer une vision. Dès lors, sa politique européenne devient une horloge, dont la grande complication a pour objectif de ne jamais donner l’heure.
Or, pour ne pas devoir trancher, l’exécutif est contraint d’adopter des postures contradictoires. En particulier, sur la valeur des institutions européennes, il cultive une approche schizoïde. D’un côté, il flatte les nationalistes et valide les clichés dominants : l’Union fait sourire, tant elle cumule les défauts ; arrogante, elle impose ses volontés ; ses prises de position sont des rapports de bureaucrates que personne ne lit, comme le disait encore Didier Burkhalter en décembre 2014. De même, être patriote, c’est traiter Bruxelles en adversaire et se réjouir d’y défendre avec force la préférence nationale, comme l’affirme aujourd’hui la Présidente de la Confédération. Simultanément, le Conseil fédéral demande aux citoyens de s’arrimer à ce dispositif qu’il contribue à discréditer : seul un renforcement de la voie bilatérale garantira notre prospérité ; vous devez dire oui à tout nouvel accord.
Ce double jeu constitue une erreur funeste dans une démocratie où le dernier mot appartient aux citoyens. Pourquoi devraient-ils croire que le succès du pays dépend d’une construction présentée comme un échec ? Pourquoi ne rejetteraient-ils pas une Union que le Conseil fédéral méprise et dont il s’applique à ne jamais faire l’éloge ? Destructeur, le refus d’inscrire la Suisse et l’Europe dans un intérêt commun a forgé la victoire de l’UDC.
Pour regagner l’opinion, l’exécutif évoquera-t-il un jour la réussite européenne ? Dans l’immédiat, il paraît se dédouaner de l’avenir, y compris celui de la Suisse. Le refus de penser oblige à se contredire, puis à se replier sur soi. En clair, la mise en œuvre des articles contre l’immigration imaginée par le Collège sert d’abord ses propres intérêts. Quoi qu’il arrive, rien ne sera de sa faute. A l’Union de dire une fois de plus que la libre circulation n’est pas négociable ; au Parlement de rédiger l’impossible loi d’application ; à l’économie de supporter des incertitudes croissantes ; au peuple de se débrouiller comme il pourra, lors d’un nouveau scrutin aussi indéfinissable que lointain.
Sans doute les sept Sages croient-ils s’installer ainsi au-dessus de la mêlée. Nouvelle erreur, leur démission les place en-dessous des débats qu’ils désertent. A Bruxelles, qui se fie à leur parole ? En Suisse, qui mise sur eux pour sortir de l’impasse ? Au moment où les dirigeants qui nous entourent pensent, travaillent, discutent, bataillent, pour conjuguer l’intérêt des Etats et celui de l’Union, avec une extrême conscience des défis communs, au moment où les peuples cherchent une image de l’avenir européen, avec une gravité sans précédent, le Conseil fédéral nous propose un selfie sur fond blanc.
En plus d’une explosion des accords bilatéraux, que tant d’élus désirent taire, et d’une implosion de la démocratie directe, que nul ne souhaite évoquer, le 9 février 2014 marque un changement d’ère gouvernementale. Le Conseil qui devrait faire référence dans une démocratie aux interactions multiples devient peu à peu une simple variable tactique du système. Ainsi, ses positions se transforment en postures, ses convictions en communications, son éthique en esthétique. Seule Eveline Widmer-Schlumpf parle vrai, quand elle indique qu’une votation de clarification européenne est à prévoir. Son courage sera-t-il contagieux ? La Suisse a besoin d’un pilote, si elle veut éviter l’Alleingang. Que cela leur plaise ou non, les Conseillers fédéraux sont à la croisée des chemins : soit ils osent affirmer le destin européen du pays, soit ils verront leur magistrature sombrer sans bruit dans une douce et triste insignifiance.

La « nation de la volonté » exige le respect des langues nationales

Enfant, ma première image de la Suisse fut celle d’un puzzle à quatre couleurs, chacune représentant une langue différente. Très tôt, j’ai appris que ma patrie était le pays où l’on parle l’allemand, le français, l’italien et le romanche, comme le montraient les inscriptions figurant sur les passeports des adultes. Expérience initiatrice, j’ai été emmené à Berne par mes parents, pour y prononcer mes premiers mots d’allemand. Je me souviens très bien de ma fierté d’être devenu un vrai Suisse, puisqu’on m’avait répondu dans cette langue, probablement attendri par le petit charabia que j’avais bravement articulé. Plus tard, j’ai toujours ressenti comme un privilège le fait de pouvoir vivre à cheval sur plusieurs cultures, comme si j’étais assis sur le toit de l’Europe. Aujourd’hui, sans aucun doute, cette fascinante diversité me séduit et m’attache à la Suisse. Autrement dit, mon appartenance au pays tient à l’intégration dans ma conscience patriotique de différentes cultures, qui elles aussi acceptent et défendent la mienne.
C’est très exactement ce principe de la « nation de la volonté », qu’attaque le Parlement thurgovien en renonçant à l’apprentissage précoce du français. Au delà du débat pédagogique, qui trouvera autant d’experts pour dire une chose que son contraire, il existe une question de portée existentielle. Voulons-nous maintenir en vie l’alliance fédérale ou laisser les liens entre citoyens se distendre et le destin commun se défaire ? La cohésion nationale, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, repose sur l’acceptation et la connaissance de nos différences. Ce sont elles qui nous lient, elles qui nous rendent plus forts et plus vastes. Aucune monoculture, qu’elle soit la domination brutale des uns sur les autres ou la dilution craintive de nos singularités dans une uniformité mensongère, ne peut assurer le succès de notre aventure commune.
Or, cette connaissance réciproque exige la découverte rapide des langues nationales, expressions charnelles des cultures. Car la langue n’est pas un simple vecteur de communication. C’est la pulpe de l’esprit, la peau de la littérature, le territoire qu’une conscience habite. Elle est mémoire, idée, vision. S’exprimer en allemand, en français, en italien, en arabe ou en russe produit des effets majeurs sur les contenus transmis. Entrer dans la langue d’autrui, c’est s’installer dans sa maison, revêtir ses habits, chausser ses lunettes. Jamais l’anglais n’offrira aux Confédérés cette compréhension de la pensée voisine qui naît au fur et à mesure que l’on prononce ses mots.
Par conséquent, le débat sur l’enseignement des langues nationales ne relève pas que d’enjeux linguistiques ou pédagogiques, mais aussi d’une forme d’éducation civique et culturelle, servant à terme une démocratie vivante. De la même manière qu’il s’approprie son pays en dessinant son contour, le petit enfant découvre sa nature en prononçant ses musiques. Pourquoi l’écolier suisse n’aurait-il pas du plaisir et de la fierté à pouvoir dire quelques phrases l’unissant à ses compatriotes ? Pourquoi une sensibilisation précoce ne pourrait-elle pas être considérée comme un premier voyage ludique à travers nos régions ? Ces interrogations montrent que nous sommes autant dans une problématique « d’apprentissage de la Suisse » que d’une langue quelconque. Sans surprise, cette dimension existentielle est occultée par les adversaires du français précoce. Ainsi, dans l’édition de 24 Heures du 21 août, Verena Herzog, conseillère nationale UDC, tombe le masque. « Seule une minorité des Suisses allemands auront besoin du français dans leur vie professionnelle », affirme l’élue thurgovienne. Cette déclaration réduit une langue nationale et européenne à un pauvre utilitarisme économique. La Suisse romande n’est pas un enjeu pour le développement d’une belle carrière, donc elle n’existe pas. En s’inspirant de cette approche, il serait possible de prétendre stupidement que les dialectes alémaniques doivent être oubliés, puisqu’ils ne servent à rien à l’échelle de l’Europe ou du monde et que, de surcroît, ils ne donnent accès à aucune littérature.
Dans ce combat pour disqualifier le français, l’UDC est en première ligne. On pourrait s’étonner que ce parti aux accents identitaires fasse si peu cas de l’identité suisse, qui reste par définition multiculturelle. On méconnaîtrait ainsi sa nature, pourtant transparente. En fait, l’UDC ne doit pas être appréhendée comme un parti classique, mais bien comme un « mouvement populiste », inféodé à Christoph Blocher, qui instrumentalise les citoyens, dévoie la démocratie directe et détruit la Suisse en prétendant la sauver par un nationalisme pur et dur. Une telle croisade n’a que faire d’une minorité francophone, encore rebelle à un isolement complet. Une telle exaltation nationaliste ne peut que vouloir éradiquer la diversité, au profit d’une monoculture alpine et alémanique. Aujourd’hui, pour certains, le français ne représente plus qu’un mauvais bavardage, pratiqué par de mauvais patriotes.
Le débat sur les langues illustre la perte de ce qui fit l’attrait et le succès de la Suisse. La tolérance, la curiosité, l’ouverture aux autres, le cosmopolitisme, le mélange des courants de pensée s’effacent au profit d’un repli narcissique sur quelques fantasmes étriqués. Certes, enseigner les langues nationales en primaire exige un effort collectif, une intention politique, la conviction que l’éducation constitue un acte de civilisation, qui dépasse largement le simple investissement économique. Mais la « nation de la volonté » survivra-t-elle, si elle s’abandonne à la « volonté nationaliste » de ses populistes ? Cette question brûlante n’est plus théorique. Nous devons la trancher. Courageusement.